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Armé comme il l’est d’un système d’éducation aussi solide et aussi efficace, le peuple américain a tout à gagner à l’immigration. D’ailleurs, avant d’en subir le choc, il a eu le temps d’acquérir des traits de race qui sont irréductibles. Il conservera toujours son esprit d’indépendance, qui le met à l’abri du péril socialiste, son aptitude si précieuse pour l’usage du self-govemment, la sévérité de mœurs qu’il a héritée des puritains de la Nouvelle-Angleterre, son sentiment de l’égalité qui a produit une répartition plus générale de la richesse, et a fait obstacle à la formation de toute classe privilégiée, son amour de l’ordre et de la loi, son patriotisme intense et sa grande confiance dans l’avenir du pays. Sans perdre ces qualités de race qui lui ont donné sa force et sa grandeur, il peut en acquérir encore d’autres, en prenant ce que l’Europe lui apporte de bon, et en rejetant le reste. Mais ce ne sera qu’après une lente assimilation que cette grande infusion de sang étranger produira ses effets, et il faudra que bien des années s’écoulent encore avant que son caractère laisse paraître de nouvelles faces. Jusqu’à présent, l’influence irlandaise est la seule qui soit palpable. C’est assurément en grande partie à l’Irlande que les Américains doivent leur vivacité, leur esprit, leur intrépidité et leurs aptitudes politiques. L’influence allemande s’est exercée sous deux formes. Les milliers de travailleurs qui ont émigré d’Allemagne n’ont introduit, du moins jusqu’à présent, dans la nation américaine, aucun trait particulièrement germain. Ils ne lui ont donné ni le sentimentalisme rêveur, ni les dispositions à la pensée métaphysique, propres à leur pays. Cette influence a été grande pourtant, mais elle fut plutôt due aux milliers d’Américains qui, chaque année, traversent l’Atlantique pour aller visiter l’Allemagne. Les universités américaines ont beaucoup emprunté à leurs rivales des bords dû Rhin ou de Bavière, et leurs bibliothèques regorgent de livres allemands.

L’influence italienne, toute récente, est encore moins appréciable. Mais si les prévisions qu’elle engage à faire se réalisent un jour, elle aura été d’un grand prix pour les États-Unis. Les adversaires si nombreux de l’émigration de l’Europe méridionale et particulièrement de l’Italie font preuve d’une étroitesse d’esprit singulière. Ils se trompent, quand ils prétendent que l’Italien est paresseux, et puis ils ne songent pas aux bienfaits que, grâce à eux, l’Amérique peut recevoir de la grande patrie des arts. Chacun sait, en effet, qu’en Italie le sentiment artistique n’appartient pas en propre à la classe instruite, mais qu’il coule dans les veines du peuple. Un gondolier de Venise saura être ému devant un coucher de soleil et un gamin des rues s’amusera à copier sur un chiffon de papier le David de Donatello sur la place de la Seigneurie. D’autre part, si les Américains, forcés de se consacrer tout entiers au développement industriel de leur pays, n’ont pas encore pu donner leur temps à l’art, il n’en sera pas toujours ainsi. Un peintre français ne se sera peut-être pas trompé en disant « que les États-Unis auraient un jour la plus belle école de peinture du monde ; que Venise commença comme l’Amérique par l’industrie et le commerce ; qu’elle eut des marchands avant d’avoir des peintres et qu’elle fut obligée d’acquérir ses richesses et sa puissance avant de pouvoir fonder une école d’art ». Si l’Américain d’aujourd’hui est voué à cette fiévreuse conquête de l’argent, ce n’est pas qu’il en ait la passion, car il aime autant à le dépenser qu’à le gagner. C’est pour lui une manière de déployer son énergie. Mais il ne restera pas toujours comme l’Anglais, un commerçant, et rien n’empêche de croire que son activité, absorbée aujourd’hui par la poursuite de la richesse, ne se tourne demain vers un autre objet, — qu’il ne devienne artiste.

La race juive, elle enfin, jouera-t-elle aussi son rôle dans la formation de son caractère ? Voilà qui est très incertain. Les États-Unis ont donné droit de cité aux juifs ; ils les respectent, reconnaissent et admirent leurs grandes qualités, mais ils s’arrêtent là. Socialement, les deux races sont fermées l’une à l’autre. Elles vivent côte à côte sans s’approcher, et elles ne se pénétreront jamais.

Quel que soit le résultat que doive donner un mélange de sangs aussi complexe, il est assurément destiné à être très heureux. Notre supériorité intellectuelle, la richesse de notre tempérament français, vient en grande partie de ce que nous avons été, à nos débuts, une agglomération de peuples. Quand les éléments qui se combinent ne sont pas trop hétérogènes, comme la race blanche et la race noire par exemple, ils forment l’ensemble le plus complet et le plus satisfaisant. Ils agissent l’un sur l’autre, et cette réaction est une cause de progrès :

« Le mélange final, a dit Spencer, de toutes les variétés alliées de la race aryenne, produira le plus puissant type d’homme qui se soit jamais vu : un type d’homme plus plastique, plus capable de s’adapter et de comprendre les modifications nécessaires au perfectionnement de la vie sociale. Je crois que, quelles que soient les difficultés qu’ils aient à surmonter, les Américains peuvent avec raison entrevoir un temps où ils auront produit une civilisation plus grande que le monde n’en a jamais vu. »

L. Delpon de vissèc.