comme un mal. C’est du moins là le sentiment le plus répandu. A-t-elle raison de s’effrayer de la sorte ? Devant la marée de l’immigration, elle ressemble à un rocher que viennent battre l’une après l’autre les vagues de la mer ; ces vagues se briseront-elles contre lui, à jamais impuissantes, ou bien parviendront-elles à le miner ? Tout le problème se résume dans cette lutte, d’où dépend l’avenir du pays. Deux sangs sont en présence, le sang américain avec ce qu’il tient à garder, et le sang de l’étranger avec tout ce qu’il y infuse de nouveau. Qui saurait pénétrer la chimie secrète d’un si complexe mélange quand, au sein d’une simple famille, les lois de l’hérédité nous paraissent si obscures ? Nous connaissons toutefois les deux adversaires engagés dans cette lutte, et si nous réussissons à évaluer leur force respective, nous apprendrons du moins jusqu’à quel point les inquiétudes que nous marquions plus haut sont justifiées.
Sans faire ici l’histoire de l’immigration, il est bon de donner un aperçu de ses statistiques. Les Irlandais vinrent surtout entre 1840 et 1860 ; en 1890, trois millions et demi avaient abordé. Les Allemands suivirent de près ; ils affluèrent entre 1860 et 1870, 1880 et 1884. Ils atteignirent en 1890 un total de quatre millions et demi. Leur émigration fut d’abord due à la révolution de 1848, puis au désir d’éviter le service militaire, ce qui donna lieu en 1872 et 1873 à plus de dix mille procès, et enfin à la crise économique que traversa l’Allemagne. Après 1890, les statistiques changèrent d’aspect : chaque peuple semblait avoir son tour, et c’est depuis douze ans celui de l’Italie. Entre 1890 et 1900 celle-ci donne 651 893 émigrés. La Russie et la Pologne ne sont pas moins généreuses, et en donnent 602 010 ; l’Autriche-Hongrie, 592 707 ; la Suède et la Norvège, 321 281. Dans les statistiques de 1902, un accroissement considérable se constate chez ces nationalités, alors que les autres, l’Allemagne et l’Irlande surtout, sont en décroissance marquée. L’Italie y figure avec un total de 178 375 émigrés ; l’Autriche-Hongrie en fournit 171 989 ; la Russie, 107 347 ; la Suède et la Norvège, 48 378 ; la France, 3 117. Les plus grands foyers de cette émigration sont pour l’Italie la province de Naples, les Abruzzes, la Calabre, la Sicile, pour l’Autriche-Hongrie, la Croatie, la Slavonie, la Galicie, et les plaines de la Theiss ; pour la Russie, la Pologne et la Finlande ; enfin la Roumanie. Ces dernières provinces envoient presque exclusivement leur population juive. Il est à noter que la grande majorité des Italiens viennent de l’Italie du Sud, à cause de l’extrême misère des habitants qui ne peuvent guère y gagner plus d’une lire par jour alors que l’Amérique leur assure un salaire minimum d’un dollar et demi. Leur émigration est due à des raisons économiques, beaucoup plus qu’au désir de jouir des bienfaits de l’indépendance américaine, et des principes de la constitution, dont ces paysans ne se font aucune idée avant de venir. Ce qui les encourage le plus à s’expatrier, ce sont les lettres qu’ils reçoivent de leurs parents ou de leurs amis, qui ont réussi dans leur pays d’adoption. De plus, les compagnies de navigation font beaucoup de publicité, envoient des agents dans les plus petits villages, qui y répandent le bruit que des terres sont données pour rien dans certains États d’Amérique. Le prix de la traversée est en moyenne de 112 francs, et beaucoup de billets sont payés d’avance par des amis plus fortunés qui veulent donner à leurs compatriotes des facilités pour venir.
L’émigration juive de Russie et de Hongrie est due à des raisons à la fois économiques et politiques. Si les juifs polonais, roumains, galiciens ne peuvent posséder de terres dans leur pays ; s’ils sont exclus des écoles publiques ; si leur commerce est accablé de taxes prohibitives, ils savent qu’aux États-Unis, une fois naturalisés, ils jouiront des mêmes droits que les autres citoyens, voteront comme eux, et ne seront victimes d’aucune persécution. Le baron de Hirsch a fondé une Société au capital de 50 millions pour l’assistance de l’émigration juive aux États-Unis et dans la République argentine. Beaucoup de billets sont payés par cette Société, et aujourd’hui on évalue à un million le nombre de juifs qui se trouvent en Amérique, dont 300 000 sont fixés à New-York.
Il a été de tout temps relativement facile aux émigrés de trouver du travail dès leur arrivée. Leur affluence ne s’explique pas seulement par le désir d’améliorer la situation qu’ils ont dans leur pays d’origine ; elle répond à un besoin, de l’autre côté de l’Océan. Il n’existe pour ainsi dire pas de classe ouvrière aux États-Unis. L’ouvrier américain a eu toutes les facilités pour recevoir une bonne instruction, et pour apprendre de très bonne heure un métier industriel. Il se considère donc comme au-dessus des ouvrages grossiers, les méprise, et choisit un genre de travail qui exige de l’intelligence et de l’habileté et qui lui rapporte trois ou quatre dollars par jour, quinze à vingt francs. Comme il faut bien que les gros ouvrages se fassent, l’émigré, qui la plupart du temps est à son arrivée un ouvrier inexpérimenté, n’hésite pas à s’y employer. Il a été habitué sur l’autre continent aux plus durs labeurs et aux plus bas salaires. Mais à la longue, après les fortes périodes de l’émigration, l’opposition de ces deux classes de travailleurs fit naître entre elles une concurrence très vive, qui exposa le travail américain à