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bader comme un jeune chevreau sur le lit. Quant à faire entendre au personnel un mot de français, ah ! bien, ouitche ! au premier seulement, une femme de chambre était Lorraine. C’était le diable que d’obtenir des petits pains sans anis ou de faire remplacer par quelques morceaux de sucre le miel qui accompagne le café au lait. Impossible de dîner à part : ils s’asseyaient à table d’hôte, en même temps que 250 Allemands retentissants et emplis de fierté nationale que quelques-uns mettaient aux pieds de la Parisienne en disant des mots galants qui la faisaient pouffer.

Ni Rita, ni Jean-Paul ne s’étaient encore autant amusés.

Ils dépassèrent, sans y prendre garde, le temps prévu pour leur villégiature. De Paris, la belle-mère adressait vainement des lettres de rappel, et pour séduire les vagabonds, leur décrivait leur propre appartement de l’avenue Kléber qu’ils connaissaient bien.

À propos d’appartement, Jean-Paul vit, au salon de l’hôtel, des photographies d’intérieurs artistiques exécutés en Bavière, qui prouvaient que les Allemands s’étaient mis à faire dans l’ameublement des progrès remarquables. Il prit le train pour Munich.

Quant au confort proprement dit, l’infériorité de l’avenue Kléber ne lui paraissait pas évidente ; mais la sobriété et l’appropriation du décor allemand, par exemple, ridiculisaient, démolissaient dès le premier aspect cent niaiseries d’ornementation que Jean Paul avait accueillies chez lui trop précipitamment, sous la couleur de nouveauté. Il écrivit, de Munich, des lettres ambiguës où il faisait de brumeuses allusions à une déconvenue grave, à l’écroulement d’une opinion, et en même temps pour l’avenir à de hardies résolutions. Rien de clair. C’est qu’il s’agissait de préparer la belle-mère à un coup d’État.

La pauvre femme n’y comprit goutte, ou plutôt, crut pouvoir y comprendre qu’un espoir de paternité avait été violemment déçu, à la suite, c’était probable, de quelque chute dans la montagne ; et elle se montrait grandement inquiète de la santé de Rita ; pis que cela : elle menaçait de prendre le train, d’arriver après-demain à Munich. Ce malentendu fouetta Jean-Paul en ses hardies résolutions ; « La belle-maman sera trop heureuse d’apprendre qu’il n’y a qu’une affaire d’ébénisterie là où elle a craint un danger pour sa fille, et, comme tous les coups d’État, le mien sera approuvé. » Il ramena sa femme à sa mère, mais paya le voyage de l’ébéniste allemand qui devait mettre sens dessus dessous l’appartement de l’avenue Kléber.

René Boylesve.

(A suivre.)

L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE
AUX ÉTATS-UNIS
New-York, le 25 mars.

Quel résultat donnerait à la longue le mélange des diverses races de l’Europe, s’il leur était possible de s’unifier en s’assimilant les unes aux autres ? Voilà un problème tout spéculatif, que l’ethnographie n’a jamais eu lieu d’étudier, ses recherches se limitant au passé. Mais il existe un pays où ce problème est dès à présent posé, et qui pourra sans doute un jour lui donner une réponse. Les États-Unis, depuis le début des grandes émigrations européennes dont ils ont été le terme pendant tout le siècle dernier, assistent à une curieuse expérience de psychologie ethnique qui s’opère au sein de la nation américaine, mais dont il ne sera permis, avant longtemps encore, d’apprécier les conséquences. Cette nation fut d’ailleurs de tout temps un mélange. Quand elle s’émancipa, après la guerre d’indépendance, les colons anglais ne furent pas seuls à la constituer. Quatre autres nationalités se trouvaient auprès de la leur sur le même continent : des Français, des Espagnols, des Hollandais et des Suédois. Plus tard, après 1820, quand l’immigration commença à se faire sentir, presque toutes les nations du globe vinrent la grossir tour à tour d’un contingent plus ou moins important, et, à part quelques dépressions momentanées, ce mouvement s’accentua d’année en année. Il est vrai qu’elle augmentait à mesure sa population native, et tenait tête à la poussée qui s’exerçait sur elle ; mais il arriva un moment, en 1890, où elle fut atteinte par le nombre des émigrés venus après 1835 et de leurs descendants ; et aujourd’hui elle est dépassée. Si l’on songe que pendant les deux tiers d’un siècle des Irlandais, des Allemands, des Suédois, des Russes, des Italiens, des Hongrois sont venus successivement échouer chaque jour par centaines sur le rivage des États-Unis, est-il permis de douter que la nation américaine ne doive s’en ressentir, et que l’évolution que son caractère primitif a déjà subie ne soit encore loin d’être achevée ? Elle est, comme dirait un philosophe allemand, dans un perpétuel devenir, et nul ne saurait prévoir ce qu’elle sera dans cinquante ans d’ici. Les proportions qu’a prises l’immigration n’ont pas été sans l’émouvoir. Elle a aperçu là des dangers auxquels elle a déjà remédié en partie par une législation sévère, entreprise depuis 1875, et aujourd’hui elle s’en soucie de plus en plus, car elle n’y voit pas seulement son présent engagé, mais son avenir. Elle est en proie à une sorte de malaise, qui chez certains va jusqu’à l’irritation ; elle regarde l’immigration du haut de sa grandeur avec une fierté un peu hautaine, et la considère