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visites. Parfois, les deux jeunes gens causaient beaucoup et avec animation, en se souriant, et à voix basse ; mais par instants on entendait certains de leurs mots, de ceux, précisément, qu’ils avaient sans doute l’intention de se dire tout bas : « Mon trésor » — « Je t’aime ! » Parfois aussi il y avait entre eux de longs silences, où ils se contentaient de se regarder dans les yeux. Alors, le père diacre toussait, et, prenant une mine sérieuse et affairée, sortait de la chambre. Et Laurent Petrovitch, feignant de dormir, voyait, sous ses paupières un peu entrouvertes, que les deux jeunes gens se mangeaient de baisers. Aussitôt, une souffrance s’allumait en lui, son cœur se mettait abattre très fort, par saccades, ses yeux se rouvraient, et ses massives mâchoires entraient en mouvement. De l’air le plus indifférent qu’il pouvait, il considérait le mur blanc, en face de lui ; mais, dans la blancheur même de ce mur, il croyait lire une raillerie qui l’exaspérait.


II

La journée, dans la chambre, commençait très tôt, avant l’aube d’hiver ; et elle était longue, claire et vide. A six heures, on donnait aux malades leur thé du matin, qu’ils buvaient lentement, par petites gorgées. Puis on leur mettait le thermomètre, pour mesurer leur température. Un grand nombre des malades de la clinique, et le père diacre en particulier, avaient appris là pour la première fois l’existence, chez eux, d’une température : celle-ci leur paraissait une chose infiniment mystérieuse, et ils attachaient une importance extrême à la mesurer. Le petit tube de verre, avec ses raies noires et rouges, était devenu pour eux l’indice de leur vie, de telle sorte qu’un dixième de degré de plus ou de moins les rendait heureux ou malheureux pour la journée entière. Le père diacre lui-même, éternellement gai, avait une seconde de tristesse et hochait la tête avec mélancolie lorsque la température de son corps se trouvait plus basse que ce qu’on lui avait dit être la normale.

— Voilà une drôle d’histoire, mon petit père ! Trente-six et huit-dixièmes ! disait-il à Laurent Petrovitch, en examinant avec méfiance le thermomètre dans sa main.

— Tiens-le quelque temps encore sous ton bras, ça le réchauffera ! répondait Laurent Petrovitch d’un ton méprisant.

Et le père diacre obéissait ; et, si la chance voulait qu’il gagnât un dixième de degré de plus, il se rassérénait, et remerciait chaudement Laurent Petrovitch pour son bon conseil.

Ce thermomètre ramenait la pensée des malades, pour toute la journée, à la préoccupation de leur santé ; et toutes les recommandations des médecins s’accomplissaient non seulement avec ponctualité, mais même avec une certaine solennité. Mais personne ne les accomplissait aussi solennellement que le père diacre : quand il tenait le thermomètre, quand il avalait une potion, aussitôt il prenait une mine grave et recueillie, la même qu’il prenait pour parler de sa consécration en qualité de diacre. Souvent il se fâchait contre ceux des malades qui ne remplissaient pas à la lettre les instructions des médecins. Il y avait, en particulier, dans la chambre voisine, un gros homme nommé Minaïev, qu’il ne cessait point de sermonner à ce sujet. A ce Minaïev les médecins avaient défendu de manger de la viande, et lui, en cachette, il en dérobait des bouchées à ses compagnons de table, et il les dévorait, sans même mâcher !

Vers sept heures, la chambre se remplissait de la lumière du jour, entrant par les hautes fenêtres. Aussitôt les murs blancs, les draps blancs des lits, le plafond et le plancher, tout brillait et rayonnait. Mais c’était chose bien rare que quelqu’un s’approchât des fenêtres pour regarder au dehors : la rue et le monde entier, tout ce qui se trouvait au delà des murs de la clinique, avait perdu son intérêt pour les malades. Là-bas, on vivait. Là-bas, des charrettes couraient, pleines de gens, un régiment de soldats défilait, les portes des magasins s’ouvraient avec bruit. Ici, trois malades étaient couchés sous les draps, ayant à peine assez de force pour se retourner ; ou bien, vêtus de robes de chambre grises, ils se traînaient lentement sur le parquet ciré. L’étudiant recevait un journal ; mais lui et ses compagnons ne le regardaient presque pas ; la moindre irrégularité des fonctions digestives chez un des malades de la clinique les intéressait et les émouvait davantage que-les plus graves événements qui agitaient la surface du monde.

Vers onze heures arrivaient les médecins et les étudiants, et de nouveau recommençaient les interrogatoires. Laurent Petrovitch, les yeux fixés devant lui, répondait d’une voix sombre et avec effort ; le père diacre, très ému, parlait tant et si vite, avec un tel désir de satisfaire tout le monde, et de témoigner à tout le monde sa considération, que souvent on avait peine à comprendre ses paroles. Parlant de lui-même, il disait :

— Lorsque j’ai eu l’honneur d’entrer à la clinique...

Parlant de l’infirmière, il disait :

— Elle a eu la bonté de m’administrer un lavement...

Toujours il savait exactement à quelle heure et à quelle minute il avait éprouvé de l’oppression, à quels moments de la nuit il s’était réveillé, et combien