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frayeur ; il revit sa fuite, son pénible voyage, son arrivée à Moscou ; et puis, tout à coup, l’image disparut, lui laissant dans l’âme une souffrance sourde et vague. Laurent Petrovitch cessa de penser ; il jouit doucement de la propreté du lit, de la pureté de l’air, dans la chambre ; et il s’endormit d’un profond sommeil, tandis que flottait, devant ses yeux encore à demi ouverts, un gai rayon de soleil, se jouant sur la blancheur du mur, en face de son lit.

Le lendemain, on plaça au-dessus de la tête de Laurent Petrovitch une planchette de fer noire avec ces mots : « Laurent Kochevirov, marchand, 52 ans, entré à la clinique le 25 février. » Des planchettes semblables pendaient aux lits des deux autres malades qui demeuraient dans la huitième chambre. Sur l’une était écrit : « Philippe Speransky, diacre, 52 ans » ; sur l’autre : « Constantin Tarbetzky, étudiant, 23 ans. » Les lettres, écrites à la craie, se détachaient nettement sur le fond noir ; et, quand le malade était étendu sur le dos, les yeux fermés, l’inscription blanche continuait à parler de lui, pareille à ces épitaphes qui annoncent qu’en tel lieu, sous la terre grise ou couverte de neige, un être humain se trouve enseveli.

C’est encore le lendemain de son arrivée que Laurent Petrovitch fut pesé. Il pesait tout près de 160 livres. L’infirmier lui dit le chiffre de son poids, et ajouta, avec un sourire entendu : « Savez-vous que vous êtes l’homme le plus lourd de toute la clinique ? »

Cet infirmier était un jeune homme qui aimait à parler et à se comporter comme un médecin, estimant que le hasard seul l’avait empêché d’en devenir un véritablement, en lui refusant les moyens de faire ses études. Et nous devons ajouter qu’il s’attendait à ce que, en réponse à sa plaisanterie, le malade se mît à sourire, comme souriaient tous les malades, même des plus gravement atteints, aux plaisanteries encourageantes des médecins. Mais Laurent Petrovitch ne sourit pas, et ne répondit rien. Ses yeux profondément creusés regardaient le mur ; ses épaisses mâchoires, semées d’une barbe rare et grisonnante, se tenaient serrées comme si elles eussent été de fer. Et ce fut pour l’infirmier une déception, qui faillit troubler sa bonne humeur pour le reste de la journée : car depuis longtemps, entre autres études, il s’occupait de physionomie, et, à voir le large crâne chauve du marchand, il avait rangé celui-ci dans la série des « bons garçons » ; tandis que, à présent, il aurait à le ranger dans la série des « mauvais coucheurs ». Du moins se promit-il d’examiner, dès qu’il le pourrait, l’écriture du nouveau malade, car il se piquait également d’être fort expert en graphologie.

Peu de temps après la pesée, Laurent Petrovitch eut à subir l’inspection des médecins : ils étaient vêtus de blouses blanches, qui achevaient de leur donner un aspect sérieux et grave. Et, depuis cette première visite, tous les jours ils l’examinèrent une ou deux fois, souvent avec des médecins étrangers qu’ils amenaient pour le voir. Sur l’ordre des médecins, Laurent Petrovitch, humblement, ôtait sa chemise, se couchait sur son lit, bombait son énorme poitrine charnue. Les médecins frappaient sa poitrine avec de petits marteaux, y appliquaient de petites trompettes, et écoutaient, échangeant entre eux des réflexions, ou bien signalant aux étudiants telle ou telle particularité intéressante. Souvent ils forçaient Laurent Petrovitch à recommencer le récit de sa vie antérieure : il obéissait en rechignant, mais il obéissait. De ses réponses ressortait qu’il avait beaucoup mangé, beaucoup bu, beaucoup aimé les femmes, beaucoup travaillé ; et, à chacun de ces « beaucoup » nouveaux, Laurent Petrovitch se reconnaissait moins dans l’homme dont ses réponses esquissaient l’image. Il était stupéfait de découvrir que c’était vraiment lui, le marchand Kochevirov, qui s’était conduit d’une façon si sotte, si dangereuse pour lui-même !

Après les médecins, les étudiants lui tapotaient la poitrine ou y appliquaient leurs oreilles. Souvent aussi ils venaient le voir en l’absence des médecins. Les uns d’une voix brève et sèche, d’autres avec une irrésolution timide, ils l’invitaient à se dévêtir ; et de nouveau commençait l’examen attentif et minutieux de son corps. En raison de l’intérêt tout particulier que son cas présentait pour eux, ils tenaient même un journal de sa maladie ; et Laurent Petrovitch, en les voyant toujours occupés à noter par écrit des mots qu’il ne comprenait pas, avait l’impression d’être transporté tout entier sur les pages de leur cahier. De jour en jour il s’appartenait moins ; du matin au soir son corps était à la disposition de tout le monde. A heure fixe, il portait lourdement ce corps jusqu’à la salle de bains, ou bien l’asseyait à la table où mangeaient ceux des malades qui pouvaient se remuer. Et là encore, souvent, des internes venaient le pincer, le tâter, s’occuper de lui.

Le fait est que jamais, dans toute sa vie, on ne s’était autant occupé de lui ; et, avec tout cela, il éprouvait, du matin au soir, un sentiment de profonde solitude qui le désespérait. Il n’y avait pas jusqu’aux murs de la chambre qui ne lui parussent plus absolument étrangers que ceux des hôtels garnis où il avait demeuré au cours de ses voyages. Ces murs étaient blancs, mais il souffrait de ne pas y voir une seule tache. Ils étaient propres, et parfaitement aérés ; mais, dans les maisons même les plus propres, l’air a toujours une odeur spéciale, n’appartenant qu’à elles, et correspondant au