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mes camarades tomber autour de moi dans l’abîme… Je pensais : Soit ! Qu’un seul de nous atteigne le but et apporte l’étoile sur la terre et alors, grâce à sa clarté lumineuse, la vie sera brillante et claire. Mais lorsque je me suis trouvé debout sur la place, j’ai compris que mes rêves étaient chimériques ; j’ai compris que vous aviez besoin que la lumière soit seulement dans le ciel et inaccessible, pour vous incliner devant elle dans les moments solennels de votre vie. Sur la terre, vous préférez cette obscurité dans laquelle on peut se cacher des autres. Le principal est d’être satisfait de soi-même, de sa vie rongée de moisissure. Mais j’ai senti aussi, mieux qu’avant, qu’il est impossible de vivre de cette vie qui clame incessamment sa misère au ciel par chaque goutte de sa boue sanglante, par chaque tache de sa moisissure grise… Du reste, je peux vous consoler ; mon étoile ne brillera pas longtemps. Là-haut, dans le ciel éloigné, les astres sont suspendus et luisent d’eux-mêmes ; mais celui qui est arraché du ciel et apporté sur la terre ne peut briller qu’en se nourrissant seulement du sang de son porteur. Je sens que ma vie monte de mon corps vers l’étoile, comme par une mèche et s’y consume ; bientôt elle sera consumée toute entière. Or, on ne peut transmettre l’étoile à personne, elle s’éteint avec la vie de son porteur et chacun doit la conquérir de nouveau. Et c’est à vous, gens honnêtes et audacieux de cœur, c’est à vous que je m’adresse ! À vous qui, connaissant la lumière, ne voudrez plus vivre dans l’obscurité ; allez sur la grande route et apportez ici de nouveaux astres ! Certes votre chemin sera difficile et long ; pourtant il sera déjà moins aride pour vous que pour nous qui y avons péri les premiers. Les sentiers sont tracés, les chemins marqués ; vous reviendrez avec des étoiles et leur lumière ne cessera plus de briller sur la terre. Alors sous cette lumière continuelle la vie d’aujourd’hui deviendra impossible ; les marais se dessécheront ; les brouillards sombres se dissiperont ; les arbres commenceront à verdir avec plus d’éclat et ceux qui, dans leur rage, se précipitent maintenant sur l’étoile, se mettront eux-mêmes à la réorganisation de la vie. Leur haine d’aujourd’hui ne vient que de ce qu’ils sentent, sous la lumière, l’impossibilité de vivre comme ils vivent. Alors leur vie sera grande et pure et elle apparaîtra plus belle sous la lumière rayonnante des astres alimentée de votre sang. Et lorsque le ciel étoilé descendra chez nous pour éclairer la vie, il la trouvera digne de lumière et votre sang ne sera déjà plus nécessaire pour alimenter cette lumière éternelle et continue…

La voix d’Adeïle s’éteignit ; les dernières gouttelettes de son sang quittèrent son visage pâle. Les genoux du porteur d’étoile fléchirent et il tomba en entraînant son étoile. Elle tomba, grésilla dans la boue sanglante et s’éteignit.

De tous côtés les ténèbres affluèrent et se refermèrent autour de l’astre éteint. Les brouillards ranimés s’élevèrent de la terre et tourbillonnèrent dans l’espace. Les étoiles impuissantes luisaient faiblement au travers dans le ciel lointain.

Les années s’écoulèrent. Comme auparavant les gens naquirent, grandirent, aimèrent et moururent dans les ténèbres humides ; comme auparavant la vie sembla calme et paisible. Mais une inquiétude profonde, un désir inassouvi la rongeait dans l’obscurité. Les gens essayaient en vain d’oublier ce que l’astre avait éclairé de sa clarté passagère. Les joies calmes d’auparavant étaient empoisonnées ; le mensonge se glissait partout. En priant avec vénération les étoiles lointaines, l’homme pensait : « Et s’il se trouvait soudain un être assez insensé pour apporter cette étoile ici, chez nous ! » Alors sa langue s’embarrassait, un frisson de crainte remplaçait l’essor pieux.

Le père enseignait à son fils que la vie et le bonheur de l’homme sont dans l’aspiration qui l’attire vers les étoiles… et tout à coup, une pensée traversait son esprit : « Si vraiment mon fils, illuminé par cette aspiration, partait comme Adeïle à la recherche d’un astre et l’apportait sur la terre ! » Alors il se hâtait de lui expliquer que la lumière est bonne, mais qu’il est fou d’essayer de la descendre sur la terre. Et il lui racontait qu’il s’était trouvé des insensés qui l’avaient tenté, mais qu’ils avaient péri sans gloire et sans utilité pour la vie.

Les sacrificateurs enseignaient également cela, et les savants le démontraient. Mais ces sermons résonnaient inutilement. À chaque instant, la nouvelle se répandait qu’un jeune homme ou une jeune fille avait quitté le toit paternel. Pour aller où ? Peut-être sur le chemin montré par Adeïle ? Et les gens sentaient, avec effroi, que si la lumière recommençait à briller sur la terre, il faudrait se mettre, bon gré, mal gré, au grand travail et qu’on ne pourrait le fuir nulle part.

Avec une inquiétude confuse ils interrogeaient le lointain du regard et il leur semblait apercevoir au-dessus de l’horizon le reflet vacillant des étoiles qui s’approchaient.

V. Veressayev.
(Traduit du russe par Jacques Povolozky)
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