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fait place à une haine sinistre qui s’épaississait, grandissait et s’étendait à tel point qu’on ne pouvait plus vivre sous son poids.

Et voilà qu’un homme accourut sur la place : ses yeux étaient brillants et son visage contracté par cette haine qui déchirait son âme.

« À bas l’astre ! À bas le porteur d’étoile maudit, — criait-il dans la folie de sa rage. — Frères ! est-ce que ce n’est pas le cri de toutes les âmes qui se fait entendre par ma bouche ! À bas l’étoile ! À bas la lumière ! Elle nous a privés de la vie et de la joie ! Nous vivions paisibles et tranquilles dans les ténèbres, nous aimions nos chères demeures, notre vie calme. Regardez ce qui est arrivé ! Elle est venue la lumière ! et maintenant nous ne trouvons plus de consolation en rien. Nos maisons nous apparaissent sales et laides ; les feuilles des arbres sont ternes et gluantes comme le ventre des grenouilles ! Regardez la terre ! Elle est toute couverte d’une boue sanglante ! D’où vient ce sang ? Qui le sait ? Voyez ! il se colle à nos mains, son odeur nous poursuit jusque pendant nos repas et notre sommeil ; il empoisonne jusqu’à nos humbles prières aux étoiles. Et nulle part on ne peut se sauver de cette lumière effrontée qui pénètre partout. Elle entre dans nos maisons toutes engluées de boue, de cette boue rouge qui couvre les murs et les fenêtres et s’entasse en masses puantes dans les coins. Nous ne pouvons plus embrasser nos bien-aimées ! sous la clarté de l’étoile d’Adeïle elles paraissent plus répugnantes que le ver sépulcral ; leurs yeux sont pâles comme ceux des cloportes, leurs corps mous sont tout couverts de taches et luisants de moisissure. Nous-mêmes, nous ne pouvons plus nous regarder, ce ne sont plus des hommes que nous avons devant nous, mais la parodie injurieuse des hommes !… Chacun de nos secrets, chacun de nos mouvements cachés est éclairé par cette lumière inflexible… Il n’est plus possible de vivre ! À bas le porteur d’étoile ! et que périsse la lumière ! »

« À bas ! cria toute la foule, et vive l’ombre ! La lumière des étoiles n’apporte aux hommes que le malheur et la malédiction… Mort au porteur d’étoile ! »

Et la foule s’agitait menaçante essayant de se griser de ses rugissements de rage et de vaincre l’effroi que lui causait ce blâme immense prononcé contre la lumière, et elle s’avançait vers Adeïle. Mais l’astre brillait dans sa main d’une clarté mortelle et nul n’osait s’approcher de lui.

Soudain la voix du sacrificateur Satzoï se fit entendre :

— Frères, arrêtez-vous ! Vous chargez votre âme d’un grave péché en maudissant la lumière. Qui prions-nous ? Qui nous fait vivre, sinon la lumière ? Mais toi aussi, mon fils, tu as péché comme eux en descendant l’étoile sur la terre — continua-t-il, en s’adressant à Adeïle. — Il est vrai que le grand Brahma a dit : « Heureux celui qui s’élance vers les étoiles ! » Mais les hommes, dans leur sagesse téméraire, ont mal compris la parole de celui qui est universellement aimé. Les élèves de ses élèves ont expliqué la parole de celui qui est toute sagesse : « L’homme doit s’élancer vers les étoiles, mais seulement par ses pensées ; et l’obscurité de la terre est aussi sacrée que la lumière du ciel. Et ton esprit emporté a méprisé cette pensée. Repens-toi donc, ô mon fils ! Jette l’étoile, et que la paix d’autrefois règne de nouveau sur la terre. »

— Crois-tu donc que, même si je la jette, la paix de la terre ne soit pas à jamais perdue ? demanda en souriant Adeïle.

Et les gens sentirent avec terreur, qu’Adeïle disait vrai et que la paix ne reviendrait plus jamais.

Alors, le vieil Isour, le maître des sages, la lumière de la science, s’avança :

— Tu as agi imprudemment, Adeïle, et tu ne peux pas prévoir toi-même les suites de ton inconséquence. Selon les lois de la nature, la vie se développe lentement et lentement aussi les étoiles éloignées se rapprochent de la vie. Au fur et à mesure que leur clarté s’approche, la vie se reconstitue. Mais tu n’as pas voulu attendre ; tu as arraché, à tes risques, l’étoile du ciel pour en éclairer la vie. Qu’est-il arrivé alors ? Son désarroi a sauté aux yeux de tous, elle s’est montrée sale, pitoyable et laide. Mais n’avions-nous pas deviné déjà qu’elle était ainsi ? Était-ce là le problème à résoudre ? Ce n’est pas une grande sagesse que d’arracher une étoile du ciel pour en éclairer les difformités de la vie. Occupe-toi plutôt du travail sale et difficile de sa réorganisation. Tu verras alors s’il est aisé de la débarrasser de la boue qui s’est amoncelée depuis des siècles, et s’il est possible de faire disparaître cette boue, même avec des flots entiers de la lumière la plus claire ! Que d’inexpérience enfantine ! Quelle mauvaise compréhension des conditions et des lois de l’existence ! Ainsi, au lieu de la joie, tu as apporté la tristesse sur la terre, au lieu de la paix, tu y as apporté la guerre. Pourtant, même à présent, tu peux être encore utile dans la vie ; brise ton étoile, prends-en seulement un petit éclat et de cet éclat tu éclaireras la vie juste autant qu’il faut pour y accomplir un travail fécond et raisonnable.

— Tu as raison, Isour ! — répondit Adeïle — c’est la tristesse et non la joie, la guerre et non la paix, que cette étoile a apportées sur la terre. Certes, je ne prévoyais pas cela, lorsque j’escaladais les sommets des rochers qui mènent aux étoiles et que je voyais