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puissance balistique des arcs ; ainsi dans ces champs clos, nos villes, où sont tant de blessés et des morts, où les femmes et les enfants sont massacrés avec les hommes impuissants à les venger, l’ennemi reste invisible, on n’y voit qu’un peuple de frères pris d’une étrange frénésie, et le cœur du passant se navre.


L’édification des fortunes rares a toujours été basée sur la nécessité des misères nombreuses, mais, par l’exercice nominal de la liberté, les infortunés sont aujourd’hui réduits à la condition d’esclaves sans valeur et que l’intérêt du maître ne protège plus, car ils se sont affranchis en théorie et, dans un jour de colère, ils ont déclaré leurs droits ; cependant, nous les voyons toujours astreints aux mêmes besognes sans compensation, et leur vie n’est plus garantie : en réalité, ils ont accepté de lourdes chaînes au nom de la liberté.

Qu’on l’avoue ou non, la propriété individuelle sans restriction est dans l’ordre social un principe de famine nécessaire à l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour la liberté d’un seul qu’elle favorise, c’est la servitude d’un plus grand nombre qu’elle consacre et, de cette façon, elle donne naissance à une nouvelle aristocratie, l’aristocratie d’argent, qui, dans tous les temps, fut méprisable. La révolution a décapité bien des illusions de noblesse, mais elle a laissé intacte la plus laide tête de l’homme. L’instinct propriétaire s’est développé librement, protégé, encouragé, et des journées de la Terreur il a conclu à l’évolution capitaliste : les autres chefs d’ambition étaient tombés sur la place de la Révolution, l’argent devint directeur et s’afficha sans hypocrisie, il prit un titre autocratique et s’appela le Capital. Regretter cette prépondérance, ce n’est pas conclure comme on l’a fait à la nécessité d’une restauration ; en face de l’œuvre révolutionnaire, on peut regretter seulement qu’elle soit inachevée et que la dernière tête ait manqué à l’exécution.

Ici les idées éversives seront d’autant plus morales qu’elles affirmeront les intérêts méconnus de l’espèce et, chez l’individu, le sentiment de sa personnalité en harmonie avec l’univers, car le plus grave attentat de l’ordre capitaliste, c’est peut-être d’avoir isolé l’homme dans la nature et dans la société : possesseur de la terre, il ne considère plus les choses et les êtres que comme source de revenus ; aux notions nécessaires, vie et beauté, il substitue la valeur, cette abstraction, et se complaît aux agiotages sans plus se soucier des intérêts inviolables qui sont en jeu ; partant du dogme absolu de la propriété, il en dégage une métaphysique commerciale funeste aux enthousiasmes panthéistiques ; de là cette sécheresse d’âme particulière aux gens d’affaires, qui lentement infecte nos races et qui dévie le sens de leur activité. Un immense suicide cosmique en résulte avec l’abaissement des caractères et la prédominance du calcul borné sur l’effusion de la vie qui se dépense pour la participation totale aux richesses du monde. Mais le spéculateur se serait-il dupé ? Il a thésaurisé, et en même temps il a perdu le secret essentiel ; en méconnaissant les droits de l’humanité, il s’est