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pée. Il y a dix ans qu’on devrait le traiter deux fois la semaine avec une violence brutale, comme on traitait Ohnet autrefois. Mais non, on ne prononce jamais son nom, on ignore son existence, alors qu’on a traité si durement Daudet ou Zola qui valent mieux que lui. Zola vit maintenant au régime de l’injure quotidienne ; certaines revues ont même été jusqu’à attaquer d’excellents artistes comme France ou Mendès. Et Coppée, lui, vit grassement, paisiblement. On laisse exalter sa dernière pièce, une œuvre informe, nulle, où l’on cherche en vain l’habileté technique la plus élémentaire. De quoi se plaint-il ?

Le silence et l’indulgence des jeunes gens à l’égard de ce mauvais cabotin de banlieue me paraissent inexplicables. Je dirai même qu’en cela ils manquent à leur devoir, car Coppée est une fausse réputation mal gonflée, une de ces mauvaises herbes, sur lesquelles une génération peut se méprendre, mais que la génération suivante doit sarcler impitoyablement de son chemin. Quiconque parmi les jeunes gens a le sens de la beauté poétique, des lois de l’expression métrique, ne devrait pas ménager son travail jusqu’à ce que cette tache fût effacée de la poésie française. C’est un travail facile, pourvu qu’on l’exécute de très haut, avec mépris, sans colère, et comme du bout des doigts.

— Il me semble d’ailleurs, continua Goethe, que l’attaque de Coppée contre les jeunes revues, pour être particulièrement injuste et suffisante, n’est pas isolée. C’est une campagne dont tout le monde se mêle à sa manière, et dans la mesure de ses moyens. Je voudrais qu’on ne se fit pas illusion sur l’importance de ces querelles, car il est probable que, dans trente ans, le groupe de la Revue blanche ou du Mercure sera le monde académique ; et les jeunes gens de ce temps-là attaqueront les gloires surfaites et les nullités parvenues comme cela se passe aujourd’hui. De ce point de vue, un livre du petit Daudet ou un article de Fouquier perdent le peu d’importance qu’on pourrait leur attribuer tout d’abord. Mais ce que je crois sincèrement, c’est que les jeunes générations valent mieux, moralement, que leurs aînées. Ils n’ont pas cette vanité théâtrale et absorbante d’un Daudet ou d’un Goncourt ; ils sépareront de moins en moins les hommes des œuvres, et c’est à quoi doit tendre, à mon avis, l’effort littéraire. Ils seront incapables de souffrance ou de rancune parce qu’on n’aura pas cru à leur génie. Ils ont une idée de l’art moins exclusive, moins stérile, et cela les rend plus intelligents et meilleurs.

Il est possible d’ailleurs que toutes ces espérances soient démenties. Rien n’est plus trompeur que les jeunesses littéraires. J’ai connu Coppée gamin ; il promettait. Et puis, il faut compter aussi avec les tares originelles de la race. La légèreté, la vanité françaises sont des vices incurables. Ces enfants modestes et appliqués se laisseront peut-être tourner la tête au premier succès. Peut-être un jour seront-ils aussi méprisables que ceux qu’ils attaquent aujourd’hui. C’est ce que je vous disais tout à l’heure : ils seront tous de l’Académie dans trente ans…

… Goethe se leva, alla chercher dans un rayon de la bibliothèque l’Almanach de Gotha et l’ouvrit à la page où sont énu-