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sez notre liste et comparez-la avec la leur ; et rien ne pourra vous faire mieux sentir l’éternelle illusion des générations sur elles-mêmes.

J’ai là, continua Goethe, le compte-rendu des deux dernières séances où Heredia a été reçu par Coppée, et Bourget par Vogüé. Tous quatre sont des hommes célèbres, tout à fait en vue, quoique d’une valeur bien inégale. Leurs discours ne sont pas ennuyeux, hors celui de Vogüé. Mais ils montrent tous cette gêne guindée de l’homme forcé de s’exprimer sur un sujet qu’il n’a pas choisi. Le plus travaillé est celui de Bourget qui traite les sujets les plus futiles, et même de pur délassement, avec de la conscience, des documents, et sa force d’application un peu lourde ; le plus élégant et le plus facile est celui de Heredia. Quel intéressant parallèle on pourrait faire entre ces deux hommes ! Chez l’un, on trouverait le travail et la science mis au service des plus riches dons naturels, d’une âme libre et colorée ; chez l’autre, le labeur obstiné et la patience ont dû triompher d’une nature ingrate. L’œuvre de Heredia est une fleur superbe des tropiques, une fleur brillante et spontanée ; l’œuvre de Bourget, l’arbuste chétif et tenace d’un sol sablonneux.

Pourtant, si dans ces discours de parade on cherchait une matière à méditation, c’est sur celui de Coppée qu’il faudrait peut-être s’arrêter de préférence. Il soulève, et d’une manière bien involontaire sans doute, car Coppée est incapable du moindre effort réfléchi, un des problèmes les plus difficiles de la vie littéraire, je veux dire quelle attitude convient aux jeunes gens devant leurs maîtres et leurs aînés. C’est un sujet que Coppée me parait avoir abordé avec mauvaise humeur, on dirait presque avec dépit. Evidemment il supporte mal que les jeunes gens ne professent pas pour lui la même admiration, le même respect que pour Heredia par exemple. Il est bien exact en effet que les jeunes revues poussent rarement des cris de gloire à sa louange. Aucun jeune homme débutant dans la littérature ne s’en va rue Oudinot avec son manuscrit sous le bras ; et d’ailleurs, auprès des lettrés, le patronage de Coppée serait une triste recommandation. Au contraire Heredia est populaire ; il est aimé de tout le monde ; on jouit de tous ses succès comme d’un avantage personnel. Si Coppée était capable de réfléchir, il discernerait bien vite les causes de cette différence d’attitudes. Cela tient à ce que Heredia est un homme bon, affectueux, serviable, et surtout à ce qu’il a beaucoup de talent, tandis que Coppée n’en a pas.

Régnier a fait là-dessus, dans la dernière Revue blanche, un article excellent, avec le charme habituel de sa gouaillerie à métaphores. Je crains un peu pour Régnier qu’il ne se soit placé là dans une situation embarrassante. Qui nous dit que, lui aussi, il ne sera pas reçu par Coppée, d’ici, voyons, huit ou dix ans ? Son article peut se résumer ainsi : M. Coppée a tort de se plaindre de nous. Nous ne nous soucions pas de lui ; nous ne le connaissons pas. — À mon sens, on pouvait répondre d’une manière plus forte, car c’est précisément un phénomène singulier que la modération des jeunes gens vis-à-vis de Cop-