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NOUVELLES CONVERSATIONS AVEC ECKERMANN


V. — À l’Académie.

Goethe a écrit à son libraire de Paris. Il veut recevoir plus exactement à l’avenir les discours qui se prononcent aux séances de réception, à l’Académie Française. — C’est une lecture aussi fatigante que féconde, m’a-t-il dit. La plupart du temps ces discours sont vides, lourds, prétentieux ; on n’y trouve que des ironies émoussées et de méchantes plaisanteries. Et cependant je les lis toujours avec fruit. Savez-vous pourquoi ? D’abord parce que j’aime à contrôler et à confronter les opinions que professent les littérateurs sur eux-mêmes, sur leurs amis, sur leurs aînés. C’est un moyen plus sûr d’entrer en eux-mêmes que de lire les interviews des journaux sur leurs gilets et leurs cuisinières. J’aime aussi à voir comment un homme se comporte dans une circonstance de sa vie que les mœurs et les traditions lui font considérer comme solennelle. Depuis quand, par exemple, pouvons-nous juger Loti avec certitude ? Depuis son discours de réception à l’Académie. Il est certain maintenant que Loti n’est qu’un pauvre malade, un véritable fou de vanité, et qui écrit comme les enfants vagissent.

Mais ce qui constitue l’intérêt principal de ces lectures, c’est qu’elles nous permettent de saisir nettement la hiérarchie et le classement provisoire d’une littérature. Prenez la série des élections académiques, joignez-y les commentaires des journaux avant et après chaque scrutin, après chaque réception, vous aurez une idée nette de ce que les Français pensent de leur propre littérature ; vous verrez qui ils mettent au premier rang, qui ils considèrent comme inférieurs, comment se répartissent les groupes et les écoles. Or c’est un travail pour lequel nous sommes beaucoup mieux placés qu’eux-mêmes : car nous sommes isolés des manœuvres, des préjugés, des intrigues partiales ; et le calme, l’éloignement, le désintéressement nous assurent la plus parfaite indépendance de pensée. C’est nous ici, et non pas ces gens-là dans leur fauteuil ou à leur table, qui représentons le jugement de l’avenir, de même qu’il ne faudrait pas demander à Schlegel ou à Tieck, mais à un bon critique anglais, par exemple, de dresser le tableau équitable de notre littérature contemporaine. Eh bien ! il n’y a rien de plus utile, de plus instructif que de comparer les jugements français aux nôtres, ce classement provisoire de contemporains intéressés à notre opinion à nous qui préparons beaucoup plus exactement celle de la postérité. Faites ce double travail ; dres-