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NOUVELLES CONVERSATIONS AVEC ECKERMANN


VI. — Les Étoiles.

Goethe nous a conduits vers la terrasse qui limite le jardin du côté de l’avenue de tilleuls. Bien que la nuit fût complètement tombée, il n’a pas permis qu’on apportât les lumières. Il a dit qu’il ne voulait pas être séparé de la nuit. Le bonheur de vivre, dit-il encore, commence pour moi au crépuscule des journées chaudes, et autrefois nous aimions le faire durer jusqu’au matin.

La terrasse où nous étions assis domine une place spacieuse, et plantée en quinconces d’ormes et de tilleuls. Le parfum des arbres en fleurs montait jusqu’à nous, mais si doucement qu’il se confondait avec la brise. Notre regard plongeait au delà jusqu’aux rues populeuses du faubourg. Voyez, me dit Goethe, quel tableau digne et paisible. Les artisans sont assis devant leurs maisons ; ils fument en silence, tandis que les enfants jouent et que les femmes s’entretiennent à voix basse. Il me semble que le cœur de notre vieille Allemagne bat encore dans ce bonheur silencieux. Les rues et la place sont plus peuplées qu’aux heures les plus bruyantes du jour ; et cependant tout reste calme, profond, tranquille. Pour eux aussi, le bonheur commence avec le coucher du soleil. Le repos fécond, le fruit et la consolation du travail ne se trouvent pas dans le fracas des jours de fête, mais sous la tiédeur protectrice de la nuit.

Le ciel était aussi brillant, aussi plein d’étoiles que par les plus belles nuits de l’hiver ; et comme Goethe est très fier de ses connaissances en astronomie, je le priai de me nommer les constellations les plus belles. — Comment, me dit-il, pouvez-vous si aisément oublier leurs noms ? Vous voyez distinctement la Grande Ourse ? Eh bien ! voici Cassiopée, et la Chèvre, et au-dessous, presque à l’horizon, les premières étoiles de Persée. Cette étoile, au-dessus de nous, qui brille d’une lueur si tendre, c’est Véga. — Et celle-ci, plus bas que Véga ? — C’est Altaïr, et voici la constellation du Cygne entre elles deux.

Ottilie voulut savoir à quelle distance de la terre se trouvent Véga et Altaïr ; Goethe le lui dit sommairement, et il nous expliqua la méthode dont usent les astronomes pour mesurer ces distances infinies. Ottilie avait beaucoup de mal à comprendre comment nous pouvons apercevoir encore dans le ciel des étoiles qui auraient cessé d’exister depuis bien des années. — C’est pourtant une idée assez simple, dit Goethe, mais il est vrai que l’étude des astres nous suggère des pensées si éloignées