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singulière, et qu’il portait des chaînes d’or, des gilets de velours, et des franges en guise de manchettes. Il a commencé par être un dandy et, pour être un dandy passable, il faut une véritable supériorité d’intelligence. Tout cela l’a poussé dans la société ; en France, il se fût rendu pour jamais ridicule. Songez aussi qu’avant d’être un bon debater il a été un excellent romancier ; il a fait des romans sociaux ; mais il a fait aussi des romans mondains, des œuvres de pure grâce, de pure imagination. Tout cela, dans son pays, lui a puissamment aidé. En France, il aurait été entendu d’une manière définitive que Disraeli était un homme peu sérieux, qui excellait dans la littérature légère et qui, par conséquent, ne comprendrait jamais rien au budget.

C’est toujours le même vice profond : ils n’ont jamais dépassé l’élégance des manières et du costume. On se coiffe de telle façon, on porte tel chapeau à telle heure de la journée, mais vivre d’une manière élégante, c’est une idée trop élevée pour eux. C’est pourquoi ils ont une si profonde horreur du dilettantisme ; et pourtant le dilettantisme est une forme relativement simple, accessible. Disraeli fut un dilettante en politique ; Clemenceau, lui aussi, le fut dans une certaine mesure ; et en France on n’admet pas cela. Les hommes qu’ils considèrent le plus, ce sont ceux qui entrent dans la vie publique avec des théories raides, sèches, un visage empesé et l’orgueil des grands principes, comme Ribot fut autrefois, comme Deschanel, Reinach sont encore ; on passe alors pour un homme supérieur. Mais Deschanel n’est ni un dilettante, ni un dandy, c’est tout simplement un doctrinaire, c’est-à-dire quelque chose d’inférieur encore au politique vulgaire, à l’homme de ressources et d’expédients. Et toute la jeunesse qui mûrit aujourd’hui pour la vie publique, cette jeunesse riche, ambitieuse et basse d’où sortiront les futures majorités, n’est aussi qu’une génération de doctrinaires. C’est le terrible stigmate du caractère français, voyez-vous : ne pas pouvoir appliquer une théorie que l’on sait juste, une idée que l’on s’affirme chaque matin, à la pratique de sa propre vie. Ils ont l’intelligence plutôt sceptique, l’esprit critique toujours en éveil ; mais dans le fait ils procèdent par préjugés, par habitudes, par affirmations tête baissée. Comprenez-vous bien, Eckermann, tout le sens profond d’une erreur semblable : prendre le doctrinaire pour un dilettante politique ?

— Il me semble, dis-je, qu’on pourrait préciser ainsi la différence du doctrinaire et du dilettante : l’un cherche avant tout à étendre sa vie, l’autre la restreint bon gré mal gré, puisqu’il soumet d’avance son action à des théories abstraites.

— Il y a quelque chose dans ce que vous dites, répondit Goethe, et pourtant vous n’avez pas vu assez loin ; votre remarque n’est vraie que pour l’apparence. Le dilettante aussi soumet sa vie à une théorie ; lui aussi dépend d’une idée, d’un système ; mais chez lui l’idée est un moyen de développement, non de direction. Comprenez-vous bien ? Ma formule est peut-être un peu concise. Mais on ne doit pas se développer au hasard ; il faut avoir conçu un plan rationnel, ou plus simplement avoir acquis une connaissance rationnelle de soi-même. On peut se