Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

NOUVELLES CONVERSATIONS AVEC ECKERMANN

III
Les mœurs politiques.

Le conseiller Meyer est revenu d’Iéna ce matin, et nous sommes allés ensemble chez Goethe. Nous l’avons trouvé dans la petite antichambre qui précède son cabinet de travail. Il se leva vivement et vint au-devant de nous : J’essayais, nous dit-il, d’oublier la mauvaise nuit que j’ai passée. Le jour ramène ordinairement un peu de calme dans mon cœur ; mais encore faut-il aider la lumière. C’est pourquoi je m’étais fait apporter mes portefeuilles de gravures, et me voici maintenant en état de soutenir une conversation sans mauvaise humeur. Et il se tourna vers moi : Eh bien ! Eckermann ? Vous étiez hier au théâtre ?

Je lui répondis qu’au dernier moment la paresse m’avait pris de quitter ma chambre, et que j’avais passé une soirée silencieuse à ordonner des notes et des manuscrits. Pendant ce temps, Meyer s’était approché du portefeuille encore ouvert, et maniait sans façon les gravures : Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Goethe ? un Claude Lorrain, n’est-ce-pas ? — Oui, dit Goethe ; ne le connaissez-vous pas ? — Non, assurément. Il n’est pas facile d’oublier cette gravure quand on l’a vue une fois. — Le prince de Wurtemberg me l’a envoyée la semaine passée, répondit Goethe. La toile appartient à Robert Peel qui l’a payée dix mille livres, à ce qu’on raconte. J’envie beaucoup l’homme qui peut consacrer à un pareil tableau une somme aussi considérable. Mais ce qui me semble le plus digne d’intérêt, c’est que Peel l’acheta en 1829, au plus fort du débat sur l’Émancipation des catholiques. Il alla l’examiner entre deux séances du Parlement. Ne trouvez-vous pas admirable qu’un ministre, au moment où il fait voter les mesures d’où dépend la destinée de son pays, trouve le moyen de songer encore à sa galerie ?

— Pour moi, dit Meyer, j’admire surtout le pays où un pareil souci semble naturel, et même honorable pour un homme public. Personne en Angleterre ne s’est imaginé qu’il y eût dans l’acte de Peel la moindre pensée d’affectation. Ce trait n’a pas gâté sa réputation d’homme simple. Mais, en France, par exemple, l’affaire aurait fait un beau tapage. Peel était un homme fini…

— Je crois que vous exagérez, répondis-je. Pendant mon dernier séjour à Paris, j’ai suivi soigneusement la vie publique ; j’y ai rencontré des hommes de mérite, et ils étaient honorés.

— Mon cher enfant, me répondit Goethe, vous jugez toujours avec de bonnes intentions ; mais l’indulgence perd tout son