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Le directeur d’une feuille bien parisienne, mis au courant de ces subterfuges, manda M. Sharp et lui dit : « Quel humoriste vous seriez, si vous vouliez ! — Je veux », répondit l’autre. Et tout de suite il obtint un traité. Mais alors, il se produisit l’inverse de ce que nous avons raconté ; M. William-Michael, qui signait Bill Sharp (nom sous lequel il est connu aujourd’hui), n’avait plus le temps d’imaginer les fantaisies qu’on lui demandait ; il perdait trop d’heures précieuses à s’éparpiller dans le monde. Quand le temps le pressait, il se bornait à raconter des choses vraies, des événements actuels, des drames arrivés, qu’il déformait à peine.

Aussitôt on s’écria : « Quelle fertilité d’imagination vous avez ! Où allez-vous chercher tout ce que vous racontez ? » Bill Sharp se garda de dire qu’il l’allait chercher dans la vie de tous les jours, plus fantastique et plus ironique que l’on ne saurait l’imaginer ; mais il conclut qu’il y avait entre la réalité et les fictions un double phénomène d’endosmose, et qu’il appartient au seul humoriste de l’observer profitablement.

C’est de ce temps que date la notoriété de M. Sharp. J’eus l’honneur de lui être présenté par mon éminent ami, M. José-Maria de Heredia, qui l’avait connu au Mexique, et je nouai avec lui des relations dont la cordialité s’affirme chaque jour plus grande. Je veux tracer ici son portrait. Il avait, au dernier recensement, 1 m. 698 de haut sur 0 m. 62 de large ; une figure osseuse, un nez pointu insidieux ; des lèvres fermant bien ; des yeux noirs très enfoncés dans les orbites et très mobiles, et saisissant les observations « comme le fourmilion happe les insectes au fond de son trou » (Rev. Sam., ch. II). Deux ou trois poils de moustache roides ; un menton carré, des pommettes comme des rotules d’enfant ; un menton rosé, où les poils en repoussant lèvent de petites taupinières roses ; des cheveux blonds, roides et gros coupés en brosse : le tout semblant mal assemblé ; le corps non campé mais dandinant sans cesse sur les jambes ; la tête roide dans le faux-col comme s’il craignait qu’on ne lui glissât des cailloux dans la nuque.

Hiver comme été, M. Sharp porte un costume brun foncé, avec une redingote vert-bronze et de gros souliers carrés.

En métaphysique, M. Sharp pense que le monde est le kaléidoscope d’un Dieu fou, et qu’il faut se tenir sans cesse sur ses gardes, de peur d’être pris à l’improviste par la fantaisie de ce démiurge dément, lequel a pour jeu de changer brusquement le cours des choses dès que le spectacle le lasse. Cette conception lui est d’un grand réconfort dans l’existence ; et s’il lui survient un événement fâcheux, M. Sharp dit, avec un sourire de dédain : « C’est encore quelque lubie du Vieux-Toqué d’En-Haut. » Comme il sait que tout cela n’a pas le sens commun, il se borne à en souligner discrètement l’inconséquence. Il en fut jadis conduit à l’individualisme le plus anarchiste ; n’est-il pas vrai, en effet, que chacun doive se tirer de cette aventure de la façon qui le satisfasse le mieux ?

En littérature, M. Sharp ne marque pas de préférence, sauf peut-être pour Pierre Larousse dont la prodigieuse variété d’érudition le ravit ; il goûte aussi Léon Kerst, ce maître de la