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Il ne s’occupa plus de cette affaire et se livra tout entier aux grands soucis de sa vie, qui étaient de lâcher des grenouilles vivantes sur le tapis du baccarat, et d’insérer un jeu de petites souris dans les tabatières de la cagnotte.

On lui répondit, au bout d’un mois : « Avons trouvé jeune fille blonde, jolie, instruite, toute à votre convenance ; 500 000 francs de dot. » Il envoya son acceptation ; et sans quitter les eaux, donna ses ordres aux bijoutiers, dentelliers, combla de cadeaux sa future, loua un entresol, qu’un tapissier meubla richement. On n’attendait plus que son retour pour le marier ; les bans étaient publiés. Dès l’arrivée à Paris, ïl se rendit chez sa fiancée, et se nomma : « M. Sharp, vous savez, le fiancé ; je n’ai pas de temps à perdre. Je voudrais voir la jeune personne et commencer ma cour ; dans huit jours, nous partons pour l’Italie. » On lui amena sa fiancée, qui était bien conforme à la description, sauf qu’elle avait une chevelure couleur châtain-foncé. Ce détail n’échappa pas au jeune homme qui dit : « Mais… mais… elle n’est pas blonde ! » et, tirant un bout d’étoffe bleue de son gousset : « Mademoiselle, j’ai entendu faire un mariage de convenance ; voici la teinte de votre chambre, vous n’allez pas avec elle. » Les parents laissèrent percer un certain étonnement : « Nous ne savions pas. — Il faut savoir ; je ne prends pas chat en poche, moi. Croyez que je regrette ; Mademoiselle ne remplit pas les conditions. » Il se retira ; pourtant il dut se battre avec le père de sa fiancée. Mais pouvait-il avouer qu’il s’était de nouveau complètement ruiné ?

M. Sharp, réduit aux expédients, se souvint à propos de ses débuts dans le journalisme à New York. Grâce à ses relations mondaines, il entra dans un journal conservateur, pour faire du reportage. Il s’efforça d’accomplir son métier avec conscience ; il courait, durant la journée, à la recherche des sinistres et des crimes ; mais comme il ignorait les ficelles dont usent ses confrères, il arrivait après eux et n’avait plus que les restes, les petits noyés, les suicides obscurs et les pochards écrasés dont nul ne voulait. M. Sharp, avec cette assurance qui ne l’abandonnait jamais, économisa du temps et des frais d’omnibus en inventant des faits divers sensationnels, des drames de la jalousie, des captures de bandes, des assassinats enrichis de détails féroces. C’est à lui que l’on doit : « la capture du petit garçon de dix ans » chef d’une bande de voleurs qui terrorisait les Épinettes ; les « égorgements de Lisa-la-Belle-Rousse » qui attirait les passants dans des coupe-gorge ; et aussi « la découverte du cadavre mystérieux » près des fortifications, dans un terrain vague ; et aussi « les faux-monnayeurs » qui fabriquaient — les dilettanti ! — de fausses pièces du pape. Chaque jour, il apportait un événement dramatique ; même le 14 juillet, où il imaginait des brûlures horribles causées par des pétards. Il se fit donc une belle place dans le monde du reportage. Doué d’une inlassable fantaisie, il transporta dans le domaine de l’interview les procédés qui lui avaient si bien réussi ; il écrivait de chic des conversations, ayant soin de prêter (à fonds perdus) des idées ingénieuses à ses collaborateurs ; et toujours des mobiliers luxueux ; excellent moyen d’éviter les rectifications.