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Vie de Bill Sharp

M. William-Michael-Edwin Sharp est né le 15 mai à Ernestville, dans le Minnesota (U. S. A.) ; du moins il était né dans le Minnesota jusqu’au mois de juillet 1875, mais à cette époque une épidémie de typhus ayant désolé la contrée, tout Ernestville (composé de maisons démontables) émigra d’un seul coup, église en tête, dans le Michigan. M. Sharp est donc né dans le Michigan depuis 1875.

Sa famille ne comptait pas parmi les plus considérables ; son arrière-grand-père, lors de son établissement dans le Minnesota, avait refusé énergiquement et à plusieurs reprises de donner son état civil et sa nationalité ; les gens en conclurent que le vieil homme fuyait une ingrate patrie pour des raisons que la probité ne connaît pas. Le passé est le passé, n’est-ce pas ? On n’inquiéta plus le digne gentleman avec des questions saugrenues. Le fils du premier Sharp fut convoyeur de bestiaux comme son père ; enfin l’ascendant direct de notre ami exerçait la profession de cabaretier, aidé de sa femme Mary-Anne Thorp, qu’il avait emmenée de New York sans le consentement de ses parents.

Le père de M. Sharp mourut malheureusement (peut-on dire que l’on meure autrement que par malheur ?). En effet, un jour de marché, ayant bu plus que de coutume, il fit le pari de rester cinq minutes dans la rivière sans remonter à la surface ; il gagna parfaitement son pari, car il resta deux bonnes heures sous l’eau, et l’on eut toutes les peines du monde à retrouver son corps. En conséquence, sa veuve et son orphelin héritèrent de vingt dollars que l’infortuné défunt n’aurait à coup sûr pas laissés sans cette circonstance fortuite.

M. Sharp ne m’a jamais parlé de son père avec une bien vive émotion ; ajoutons, pour l’excuser, qu’il avait huit mois lorsque l’événement fatal arracha son « gouverneur » à sa tendresse ; mais je crois que s’il avait eu huit ans et plus, il n’aurait pas montré une émotion proportionnée, car il n’estimait pas les gens qui boivent jusqu’à la perte de la raison.

Sa mère reprit la gérance du cabaret ; M. Sharp me l’a toujours citée comme une femme de tête, fort énergique et douée de cette intelligence pratique dont les femmes manquent trop souvent. Dès que son fils put se tenir debout, elle l’envoya à l’école ; elle ne le battait pas lorsqu’il était le dernier de sa classe, ce qui arrivait assez fréquemment. Néanmoins les études de mon éminent ami furent fortes et, comment dirai-je ? essentielles.

Il fit rapidement, à défaut de ses humanités, son humanité. Ainsi, il vit qu’il était plus profitable de se taire et de partager les pénalités avec la classe entière que d’avouer noblement ses