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reposaient dans leurs gaines de toile, nous suivions d’un œil distrait la marche sûre des remorqueurs et la fantaisie des voiliers.

Moins d’usines sombres bordant le fleuve, des lagunes de terrains rouges où les moutons paissent l’herbe rare. La Tamise s’élargit encore, c’est Greenwich et le soir nous sentons le remous des vagues.

C’est la mer.

J’ignore l’étrange mélodie dont mes compagnons la saluèrent : mais leurs instruments et leurs voix, le bruit des flots s’harmonisaient dans le rythme d’un bercement.

À la nuit, la brise saline ayant été l’apéritif, nous avions faim et l’on coupa de longues tranches de jambon et fraternellement circula certaine gourde de wisky…

En arrivant à Rotterdam, nous descendîmes le lendemain dans une auberge du port. Et, tandis qu’un concert s’improvisait, j’allais voir les vieilles maisons aux toitures accidentées, si proprettes sur les canaux de cette Venise un peu vulgaire.

Les musiciens me dirent bientôt qu’ils resteraient là quinze jours. C’était plus que je ne pouvais : bons souhaits, adieu ! poignées de mains.

Non loin, à son embouchure, le Rhin m’apportait ineffacé le reflet de ses vieux châteaux. Le même impérieux désir qui m’avait fait descendre un fleuve m’incitait à remonter l’autre. La Tamise, le Rhin ! n’est-ce pas comme le prolongement d’une grand’route tentatrice ?

***

Dans une vapeur légère, diaprée sous le soleil, Patras, au pied de la montagne, en face de Missolonghi.

Sur la petite place, près du port, non loin du marché, l’empressement d’une journée de dimanche : parures européennes aux couleurs voyantes, modes anachroniques. C’est la sortie de l’église. Visages jolis de femmes, dépaysés sous l’édifice des chapeaux ; vieux Grecs en costume national : le jupon court, plissé, de danseuse — et cette affluence polychrome, chatoyante qui tourne comme au manège sur la petite place aux trois palmiers poussiéreux.

À la terrasse d’un café d’allure mauresque, où l’anisette et le « mastic » étaient servis sur de petites tables basses, parmi les soucoupes d’olives, déjà je m’adonnais pieusement à mon premier narghilé.

Le tabac blond se consume lentement dans la cheminée de terre rouge, sous le charbon parfumé, tandis qu’en la carafe aux armatures de cuivre l’eau ronronne des glouglous fantasques ; le narghilé s’érige hiératique et le long tuyau à bout triangulaire d’ambre opaque se déroule comme les anneaux de quelque serpent sacré…