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traversent les rues très lentement, comme pour ne pas troubler les rêveries des passants, absents d’ailleurs.

Là vit Frédéric Nietzsche, le moraliste de la décadence, calme, sans souffrance et sans pensée. Sa mère, veuve de pasteur luthérien, l’entoure de ses soins. Personne à Naumbourg ne le connaît autrement que comme le fils de la Frau Pastor, l’ancien professeur de Bâle. Qui donc saurait ce que c’est que Zarathustra ? Et quand, pour prendre l’air, le malade traverse la rue à petits pas, on s’incline respectueusement — instinctivement peut-être, sans comprendre… Il a eu cinquante ans il y a quelques jours. Aucun journal n’a parlé de cet anniversaire. Le monde l’a ignoré, mais les soins pieux de sa mère ont dû tâcher de lui rendre cette journée plus douce encore que les autres. Car tout se fait avec piété dans la famille Nietzsche.

À quelques pas de là, dans une rue plus écartée encore, se trouve le Nietzsche-Archiv, où deux archivistes travaillent sans cesse, sous la direction de la sœur du philosophe, à la publication de ses œuvres complètes. Le cœur me battait en montant les marches. Mais quand, assis dans le petit salon de Mme Foerster, ou circulant dans les vastes pièces du Nietzsche-Archiv, en train de feuilleter la bibliothèque et les papiers, de regarder les photographies du maître, nous causions de l’absent, une quiétude me revenait, une quiétude presque religieuse et un sentiment de profond respect devant la résignation de cette femme qui avait mis toute son énergie au service d’une cause si amère. Elle me disait la douceur de son frère, douceur mêlée, aux heures de santé, d’une joie exubérante. Il avait toujours gardé, lui le grand adversaire du Christ, les allures du presbytère luthérien. Son esprit s’attaquait avec une joie tragique aux préjugés religieux et moraux, son âme avait suivi la pente de douceur d’une vieille religiosité. « Vous devez être le plus heureux des hommes », disaient les vieilles femmes du pays, quand, à de longs intervalles, Nietzsche revenait remplir de sa joie la maison paternelle.

Quand, après avoir causé longtemps, pendant des heures, de lui, toujours de lui, je reprenais le train pour Berlin, sans cesse je songeais à la destinée poignante de celui qui marquera de son empreinte le siècle prochain, du génie religieux dont l’esprit vécut des choses surhumaines…

Le train roule à toute vapeur à travers les plaines désolées de la Marche — tournant le dos à Naumbourg la souriante — et toujours me reviennent les paroles des vieilles de là-bas : — Mort de pensée, mais « le plus heureux des hommes ! »

Henri Albert.


Berlin, 18 octobre 1894.