devrait porter aux plus nobles sentiments est une école de haine et de jalousie…
Mais Goethe réfléchit sans doute que ces réflexions offraient quelque chose de décourageant pour moi, qui étais si jeune vraiment, et qui débutais dans les lettres, car il me prit la main et me dit presque tendrement :
Vous ne serez pas malheureux ici, mon cher enfant. Ce qui est le moins supportable en ce monde, c’est de vivre avec des sots, et vous trouvez à Weimar une société choisie. Si vous réussissez, vous susciterez des jalousies ; mais qu’y faire ? Ces sentiments là ne sont fâcheux pour un esprit droit que tant qu’ils demeurent incertains ? Ce qui est pénible, c’est de se demander si telle ou telle personne a bien pour nous une amitié sincère, comme elle en fait sans cesse profession, ou si au fond de son cœur elle ne vous envie pas. Une fois qu’on est fixé, tout cela n’a plus aucune importance, mais il faut le temps d’être fixé. C’est pour cette raison que j’ai toujours préféré les ennemis francs chez qui je sentais de la haine. Du moins il n’y a pas d’embarras, on est fixé tout de suite. Mais, encore une fois, qu’y pouvons-nous ? Les haines et les jalousies sont parfois utiles et fécondes. Il est sans doute utile qu’il y ait des amis infidèles, des rivaux jaloux et des critiques mesquins. Peut-être serait-il meilleur qu’il en fût autrement ; en tout cas, d’autres mœurs seraient plus douces, plus harmonieuses, et cela suffirait pour qu’on eût le droit de les désirer. Mais on ne sait jamais ce qui vaut le mieux à la fin du compte. Nous jugeons le plus souvent d’après une certaine idée d’harmonie et de l’élégance ; mais ce n’est pas un bon critérium ; car il faudrait que notre sentiment de l’harmonie ait pu se confondre entièrement avec l’harmonie de la nature ; et la nature est une symphonie trop riche, trop multiple ; nous ne suivons bien qu’un instrument à la fois. Résignez-vous donc, mon enfant. Laissons les choses comme elles sont. Ne nous heurtons pas à l’impossible. Ne souhaitons que ce qui est. Car autrement, je ne vois pas trop ce que nous pourrions souhaiter de raisonnable, sinon peut-être que le printemps fût éternel.