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gâté les mœurs littéraires. Et cela, parce qu’elle nous a habitués à considérer l’œuvre indépendamment de l’homme. Mais comprenez bien qu’aujourd’hui le mal est fait, la nécessité est accomplie.

D’ailleurs, il m’est très difficile de croire que Sophocle ait eu une grande affection pour Eschyle et lorsque Virgile a débuté dans la littérature, son article sur Lucrèce dans la Revue ALBAE LITTERARVM TABVLAE est sévère, et même, proclamons le hautement, injuste.

Les sympathies, les amitiés sont rares dans la vie des lettres. Mais, il n’y a de sympathie vraie, d’amitié sincère que dans l’intérieur d’une génération. Dans l’intérieur d’une génération, il peut y avoir le souvenir encore vivace de l’enfance, la reconnaissance partagée des années difficiles, et surtout l’ardeur commune d’idées fortes. Mais autrement, dans les relations littéraires, vous ne découvrirez que bassesse, égoïsme et snobisme. Il y a quelques écrivains que le talent n’a pas empêchés de rester très bons, Heredia, par exemple, qui est si confiant, si obligeant, si honnêtement heureux de sentir les jeunes gens autour de lui, qui saisit avec tant d’ardeur les occasions de leur être utile. Mais c’est un cas infiniment rare, et, du reste, Heredia lui-même, ces jeunes gens qu’il aime, qu’il reçoit, qu’il appuie, je suis bien certain qu’il n’a pour leurs livres aucune estime. Littérairement il ne peut exister à nos yeux que deux catégories d’hommes : ceux qui ont du génie et ceux qui étaient au gymnase avec nous. Mais, la plupart du temps, quand il y a des relations suivies entre un écrivain célèbre et un jeune homme, les sentiments sont beaucoup plus vils. Le jeune homme cherche à en retirer divers avantages matériels, et l’homme illustre voudrait s’assurer dans le monde des petites revues — qui sera un jour le monde académique — un délégué sérieux de sa gloire.

— Ne pourrait-on pas prétendre, lui dis-je, que les mœurs littéraires sont viciées par ce seul fait que la littérature est devenue personnelle. Il n’y a plus d’objectivité dans aucune œuvre. Tout le travail de l’écrivain est devenu un effort d’observation intérieure, et de là résulte naturellement, avec la tension perpétuelle du Moi, comme une exaspération de la vanité.

— C’est une observation, dit Goethe, qui n’est ni très nouvelle ni très juste. Le plus objectif de nos romanciers, Zola, est probablement le plus vaniteux. La vérité est que l’art, qui