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Points de vue

Le docteur Bivic faisait les cent pas sur le quai de la gare quand il reconnut M. Fabrice Tacaud qui venait à lui la main tendue et le visage souriant :

— Quelle bonne fortune ! dit le docteur ; je vais à Rennes ; prenez-vous le même train ? Nous pourrions voyager ensemble.

— Je rentre à Paris, répondit M. Tacaud et je serai bien heureux de jouir de votre compagnie pendant les premières heures de ce long trajet, car j’éprouve toujours en quittant ma vieille Bretagne un serrement de cœur que je ne puis maîtriser…

— Plaignez-vous, heureux homme ! dit le docteur avec un bon sourire. Vous avez joui de la campagne pendant qu’elle était belle ; maintenant vous retournez à la ville lumière où vous allez passer un hiver facile tandis que nous pataugerons ici dans les chemins impraticables ; et l’année prochaine, quand les arbres auront verdi, vous viendrez encore respirer l’air marin dans votre petite lande ensoleillée…

— Je suis loin de me plaindre, reprit Fabrice ; je déclare au contraire mon sort fort enviable, mais cela n’empêche pas que j’éprouve toujours quelque tristesse à quitter mon pays natal ; on a beau vieillir, on reste attaché par des fibres indestructibles aux lieux familiers que l’on a fréquentés enfant. Ici je connais tous les sentiers, tous les détours du chemin, tous les escarpements de la rive ; le ruisseau qui coule sous le châtaigniers de la petite vallée murmure une chanson qui m’est chère parce que je l’ai souvent écoutée ; chaque rocher me rappelle un événement sans importance, et le souvenir de l’accident le plus banal peut nous procurer, après beaucoup d’années, une émotion délicieuse… Ce sont de vieux amis que je quitte et je serais beaucoup plus triste de les quitter si je n’espérais les revoir l’année prochaine et vivre encore dans leur douce intimité.

— Et voilà l’homme que l’on traite d’affreux matérialiste ! s’écria le docteur en levant les bras au ciel ; mais vous êtes simplement un sentimental incorrigible, un lyrique ! Vous vous vantez, ajouta-t-il en riant quand vous vous dites rationaliste et athée ; il faut que vous ayez une âme de jeune fille pour vous attendrir ainsi au sujet d’un ruisseau qui coule sous des châtai-