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intime, des heures inquiétantes d’affolement où… je ne sais pas ce que j’aurais fait : je serais partie n’importe où avec le premier venu qui m’aurait aimée !

Mais nul ne m’a aimée… Au fond, cela vaut peut-être autant !… Non, nul ne m’a jamais aimée et je me suis vue vieillir tout doucement et sans bruit. Les premières petites rides sont venues au bord de mes yeux et sur mon front ; mes joues ont perdu leur fraîcheur et j’ai senti l’approche, à pas de loup, dans l’avenir moins lointain, de l’heure d’automne où j’allais me faner et n’être plus qu’une pauvre ridicule créature sans attache nulle part, sans raison d’être aucune, et qui n’a pas su trouver dans la vie le coin tranquille où s’arrêter !

Mon élève mariée, j’ai dû changer de place. Je suis entrée ici et là sans jamais m’installer définitivement. Et puis j’ai pris un appartement et j’ai couru le cachet. J’ai passé lugubrement les années, heureuses pour d’autres, de la maternité, avec l’amer regret de la maternité manquée. Un âge vient où les bras des femmes ont comme une douleur physique de n’avoir pas d’enfants à bercer. J’ai connu des jours d’extrême pauvreté, j’ai souffert toutes les petites misères des infortunées qui reprisent leurs robes jusqu’au dernier fil et recouvrent l’hiver, de vieux morceaux de velours les chapeaux de paille de l’été. Entre temps, j’ai perdu mon père et ma mère ; mes frères et mes sœurs se sont mariés, établis à droite ou à gauche ; mes amies d’autrefois se sont dispersées ou m’ont oubliée. Je me suis trouvée finalement seule dans la vie, plus seule chaque année, jusqu’au jour où j’ai retrouvé, tu sais à la suite de quels chagrins et de quelles déceptions, Emmeline et Sophie, — comme des épaves venues de naufrages divers se trouvent enfin rassemblées sur les grèves où viennent mourir les derniers flots. Nous avons vécu dans la plus grande intimité — tu nous a vues ensemble —, et nous avons eu de bonnes années tranquilles à dorloter toutes les trois nos trois misères. Avec quelques économies qui nous restaient et grâce à quelques petits héritages, — quand on vit très vieux, on hérite de tous les siens ! — nous avons pu vivre doucement notre fin de vie dans cette vieille maison familiale où je suis née, où je n’ai pas su rester, où je suis revenue enfin comme au port tranquille après tant d’agitations et de vains remuements. Emmeline était notre gaieté. Nous faisions du tricot, nous jouions au bezigue et au jaquet, un peu de musique de temps en temps, nos vieilles romances d’autrefois qui te sembleraient ridicules, quelques promenades et d’interminables causeries ; — et le temps passait ! Il n’a passé que trop vite. Et me voici seule de nouveau, mais cette