Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À onze heures du matin, arrive à la préfecture le sous-chef de la 3e section (2e bureau — 1re division). C’est un des fonctionnaires les plus puissants de la République.

Dans le huis-clos de son cabinet vert, s’érigeant en tribunal d’exception, il va condamner, sans appel, sans discussion, sans autre règle que son bon plaisir, sans instruction ni assesseurs ni avocat, cent cinquante à deux cents citoyennes aux peines qu’il voudra. Et cela en moins d’une heure, distribuant ainsi quotidiennement plus de trois ans de prison.

En cas d’absence un scribe quelconque le remplace.

Rapidement, à la file indienne, les femmes passent : le chef jette un coup d’œil sur le rapport de l’agent qui a opéré l’enlèvement et prononce son arrêt ; si la femme réclame il double la dose. Elle peut bien, une fois rentrée au dépôt, réclamer à la commission des mœurs ; mais sa réclamation ou bien orale, ou bien écrite et remise ouverte à un gardien, sera, en général, sans effet, si même elle parvient à destination ; et dans tous les cas la femme peut être sûre désormais d’attentions spéciales.

Les condamnations varient en général de deux jours à quinze jours et sont quelquefois beaucoup plus importantes quoi que prétende la police ; elles pouvaient atteindre un an avant la campagne abolitionniste. Celles de deux jours se purgent au Dépôt, les autres à Saint-Lazare.

On remarquera qu’elles sont prononcées simplement pour faits de racolage, qu’elles ont lieu avant la visite médicale et n’ont aucune relation voulue avec le temps d’évolution des maladies, contrairement à ce qu’affirmait M. Waldeck-Rousseau dans son discours du 20 janvier à la Chambre.

Les retards de visite constatés par les timbres de la carte, le quartier où la femme a été arrêtée sont souvent pris en considération, mais en réalité tout dépend du bon plaisir et… des besoins de l’entrepreneur de Saint-Lazare.

Nous avons parlé de la commission des mœurs : elle se compose du Préfet de police ou plutôt d’un secrétaire le représentant, des chefs de la 1re division, du 2e bureau et de la 3e section, et se réunit tous les vendredis. Il s’y passe des scènes navrantes.

    voit d’abord accorder la liberté par le sous-chef de bureau qui juge les filles ; puis, sur la plainte de la « fouilleuse » qu’elle avait accusée de certaines privautés, est condamnée à 4 jours d’emprisonnement.

    Il était midi. Crise terrible, hémorrhagie, vomissement de sang. On la jette sur une paillasse crasseuse au dépôt. La sœur Chrysostôme qui a l’habitude de caresser les femmes à coups de clefs (de clefs de prison) estime que « c’est du chiqué », et lui refuse tout secours, alléguant d’ailleurs que c’est là une juste punition du vice.

    À 5 heures, toujours comateuse, Marguerite T. est chargée par deux gardiens dans la voiture de St-Lazare où les femmes sont empilées à raison de deux par cellule.

    En arrivant dans la geôle, ses compagnes la descendent sous les jurons des gardiens. On la conduit d’abord à l’infirmerie, mais le lendemain elle est renvoyée au quartier des condamnées, Quatre jours après, elle sortait, horriblement malade, fiévreuse, sans avoir cessé de cracher le sang.