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gea encore à « réaliser » tout ce qu’il possédait et à s’en aller très loin, peut-être à Ténériffe, mais, au bout de quelques jours de réflexions, ce projet s’évanouit pour ne plus reprendre forme. Il était parfaitement certain de ne pas retrouver sa querida aux Canaries. Elle avait manifesté avec netteté son intention de se soustraire à jamais aux commentaires de ses bienveillants compatriotes et, sans Pepa, Ténériffe ne serait plus qu’une sorte de cimetière de ses rêves. Ses parents étaient morts, à présent, dans la jolie finca dont, tout gamin, il avait souhaité la possession et qu’il venait de faire acheter pour eux. Que deviendrait-il, seul, sous l’ombrage comme endeuillé des figuiers et des tamarix, à la musique monotone des rivulets dans les bassins, perdu dans les hauteurs, entre la tache bleue lointaine de l’Océan miroitant tristement sous un lacis de branches et les cimes brunes qui vont rejoindre le massif du Pic ?

Il ne fréquenterait jamais des gens qui pouvaient, un jour ou l’autre, sans méchanceté, par simple désœuvrement, par pénurie d’idées à exprimer, lui raconter sur Pepa telles anecdotes que le lent et presque inconscient travail de deux générations de narrateurs aurait enjolivées de précieuses malpropretés. Or, Benigno, comme beaucoup de bons esprits, de la bonne moyenne, vite fatigués de passer en revue leurs propres pensées, judicieuses sans doute, mais plus remarquables par leur qualité que par leur quantité, avait horreur de la solitude.

Il remit donc son rapatriement aux calendes grecques, se disant que plus tard, à une époque où son chagrin se serait usé par la durée, il se ferait peut-être que — la vieillesse menaçante, un affaiblissement de ses facultés « intellectuelles », qui savait ? pourquoi pas un doux gâtisme ? — l’amèneraient à vouloir terminer son existence dans le décor où s’était écoulée sa vie d’enfant, — à souhaiter de reprendre tout, en quelque sorte, au point de départ, avant les ennuis, les déceptions, les douleurs. Et alors — il y aurait encore des paquebots pour le retransporter chez lui.

En attendant, il était, sans doute, préférable de tenter un nouvel avatar. Il y songea des semaines et des mois et se vit, successivement, dans un laborieux effort d’imagination, marchand de lard à Chicago, squatter en Australie, colon à Bornéo, approvisionneur de navires en Nouvelle-Guinée, époux-acquéreur d’une princesse polynésienne pourvue d’un royaume de quelques milles carrés. Cette dernière vision aimanta de nouveau sa pensée vers la fausse héritière des Incas, toujours disponible malgré les cavernes pleines d’or, les mines de rubis, de saphirs, d’émeraudes et de diamants roses, que lui prêtait l’inépuisable et facile géné-