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qu’elles absorbent en un verre commun, première mesure contre la contagion.

Elles passent la nuit pêle-mêle, les propres et les sales, les galeuses, les pouilleuses, les eczémateuses et celles qui ne le sont pas ; d’infects « paniers à salade » les emportent : vers deux heures du matin, pour celles munies de leur carte, le lendemain à une heure et demie seulement, et à jeun, pour celles qui l'ont oubliée ou qui n’en ont pas encore, comme Mme de Sébastiani, Mme W., etc., c’est-à-dire après que le commissaire soit venu les déclarer de bonne prise[1].

Toute la nuit les sinistres véhicules déversent au dépôt spécial de la préfecture de police leur cargaison. On peut obtenir la permission d’assister à ce lamentable spectacle à la condition de s’engager à le « regarder de haut », selon un mot de M. Laurent.

Les femmes doivent rapidement répondre à l’appel de leur nom et, bousculées, injuriées toujours, se présenter à la « fouilleuse ». Puis elles sont remises dans la salle commune aux mains des sœurs de St-Joseph de Cluny. Il est deux heures passé. Elles courent au tas de paillasses, — infects grabats dégoûtant de vermine, de déjections, de sang menstruel, s’y affalent quelquefois, harassées, malades ; celles qui disposent de 50 centimes peuvent obtenir, s’il en reste, une pistole, cellule séparée, où pullulent, comme dans la salle commune, les souris, les rats, les poux, etc.

Telles sont les mesures préliminaires, et qui d’ailleurs subsistent à St-Lazare, que prend la police pour assurer la prophylaxie des maladies contagieuses.

Cinq heures du matin : réveil. Personne n’a dormi ou si peu, les unes jouant aux cartes, les autres fumant. Aucune toilette, bien entendu. Bientôt c’est le « chocolat », infect brouet composé de quelques morceaux de choux et de carottes non nettoyés et à peu près crus nageant dans une eau puante.

C’est le régime des coupables ; la loi, qui n’a d’ailleurs rien à voir ici, n’accorde plus aux tortionnaires des prisons le brodequin ni la roue, mais elle leur laisse, outre les coups, ce qu’on pourrait appeler la torture alimentaire, à côté de la torture morale[2].

  1. Le dimanche 23 février, à 8 heures du soir, une rafle était opérée aux Champs-Elysées. D’un coup cinq femmes furent appréhendées. En arrivant au poste du Grand Palais l’une d’elles, faible et anémique, névrosée, terrifiée par l’arrestation, tomba, vomissant le sang par caillots énormes, puis s’évanouit et, au réveil, resta pendant deux heures comme paralysée, sans pouvoir articuler un son, la figure décomposée. Le sous-brigadier B. l’avait fait jeter, sans même une paillasse, sur la toile cirée des « macchabées » ; comme plusieurs agents montraient pour elle de la compassion, faisaient mine de la vouloir soigner, demandaient même sa mise en liberté il les rabroua durement. Jusqu’à 4 heures du matin, la malheureuse resta ainsi abandonnée. Le sous-brigadier C. vint alors remplacer B. et se montra plus humain. Il donna à la malade une paillasse, lui fit une couverture de son propre manteau et lui prépara un grog chaud. À 7 heures 1/2 l’officier de paix Murât, faisant sa tournée, remarqua l’état lamentable de la femme qui de la nuit n’avait cessé de cracher des caillots de sang et la renvoya enfin. Elle possédait en tout et pour tout la somme de 3 francs.
  2. Le 5 février, Marguerite T., arrêtée la veille dans le quartier de la gare St-Lazare, se