Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on envoie néanmoins à Saint-Lazare, quitte à terroriser les parents s’ils réclament.

Il faut aux agents des mœurs une certaine moyenne d’arrestations, qui s’élève quand l’ouvrage presse chez l’entrepreneur de Saint-Lazare, — comme l’a reconnu M. Lecour, ancien chef de la 1re  division, — et dont dépendent leurs bonnes notes. Si les arrêtées ne sont pas encore inscrites, sont « nouvelles », l’agent touche une gratification.

On conçoit à quels trafics et à quelles scènes peuvent donner lieu ces arrestations. Si la femme résiste, elle est poussée à coups de botte, assommée de coups de poing, traînée par les cheveux, fût-elle évanouie, fût-elle malade, fût-elle enceinte, et se voit gratifier d’un rapport d’attentat à la pudeur qui lui vaudra quelques mois de prison.

Elle est dès lors le souffre-douleur des bons agents des mœurs.

Elle ne « couchera plus dans son lit », sortant de Saint-Lazare le matin pour rentrer le soir au Dépôt ; et bientôt, ses hardes séquestrées à l’hôtel meublé qu’elle habite, elle errera par les rues aux rares nuits de liberté, jusqu’à ce qu’elle ait gagné de quoi payer d’avance un nouvel hôtelier[1].

Voilà donc la malheureuse au poste. Là commencent, assaisonnées des injures policières, les mesures prophylactiques.

Au poste, les femmes, enfermées au violon ou conservées dans la salle des agents, suivant les dispositions du sous-brigadier de service, ont en général la faculté de faire venir du dehors quelque boisson, vin ou alcool,

  1. Citons, entre mille, quelques exemples d’arrestations.

    Le samedi 12 avril 1902, les agents des mœurs E. et B. aperçoivent, à la terrasse d’un café débit de tabac de l’avenue d’Antin, trois filles de leur connaissance, prenant paisiblement une consommation. Ils ordonnent aux femmes de les suivre. Celles-ci refusent. Il était à peine 10 h. 1/2 du soir ; les agents s’installent à la terrasse, prennent un bock et attendent patiemment leur proie jusqu’à la fermeture du café, à 1 h. du matin. Ils happent alors les femmes et dressent à l’une d’elles, qui s’était réfugiée à l’intérieur du café, un rapport de rébellion qui aurait pu lui valoir plusieurs mois de prison.

    Le lendemain, le propriétaire du café est convoqué au commissariat de M. Prélat et se voit menacé d’une contravention pour défaut d’éclairage de sa terrasse. Toutefois, malgré les menaces des agents, il affirme courageusement qu’ils ont failli à leur consigne, vu les conditions de l’arrestation, et se voit renvoyé indemne ; le rapport de rébellion dressé contre la fille disparut d’ailleurs ; celle-ci encourut une peine administrative de 6 jours à St-Lazare.

    Nous citons ce fait, bien qu’il n’ait eu aucune suite grave, comme topique et très courant parce que ses diverses phases ont en général des suites judiciaires, tant pour les femmes, que pour les patrons de café. Dans les quartiers populeux les agents des mœurs ne manquent jamais d’accuser lesdits patrons de transformer leur salle en repaire de souteneurs ; ce fait arriva rue Quincampoix au cours de l’année dernière ; le cafetier fut acquitté par les tribunaux.

    Voici un autre genre d’arrestations.

    Le 30 mars 1902. un agent arrête, avenue des Champs-Elysées, une femme de sa connaissance, assise à côté d’un monsieur bien mis. Le monsieur proteste, accompagne les agents et la femme jusqu’au commissariat de M. Prélat, passe sa carte et — c’était un avocat portant un nom des plus officiels — fait remettre en liberté sa protégée en même temps que le commissaire et les agents lui expliquent laborieusement ces procédés d’arrestation. Le lendemain d’ailleurs la même femme était reprise et particulièrement bousculée.