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Embarquées sur ces steamers pour des périodes variables, — de fines Liméniennes dont les visages de camées aux fières courbes délicates s’éclairaient de prunelles de flamme, des Guayaquilaises bronzées d’un charme sauvage, de pâles, grasses et douces Talcahuaniennes, des filles de l’Isthme, languides et ocreuses, aux chevelures bleues, de jolies et vives Mexicaines dorées de soleil, et même de brusques, de rauques et de charmeuses

Espagnoles du Vieux Monde, hanches folles, yeux fous, sèches crinières folles d’un brun fauve, — promenaient leurs boudoirs étroits mais confortables sur l’Océan, le long des puissantes bosses et des courbes rentrantes du massif demi-continent, de forme — on dirait triste.

II

Dès que fut arboré sur le tas de boue durcie connu sous le nom de Fort Independencia le drapeau rouge et blanc qui annonçait les « packets », Reyes qui demeurait en face du wharf n’eut que vingt pas à faire pour sauter dans une lancha manœuvrée par deux rameurs plus vilains et plus jaunes que la jalousie.

Mais, chose étrange, au moment même où il courait au devant du « Patagon » venant de Panama « y escalas » avec un plein chargement de costumes tout faits, de journaux, de lingerie et de parfumerie, de bétail vivant ou cuisiné, de farine, de champagne-vermouth-absinthe et de dames bienveillantes, l’obsession repoussée mais tenace d’un paysage de vieil archipel africain, brillant d’un soleil plus aimable que l’astre inca, tissait autour de lui ses fils blonds, verts et lumineux.

Il n’était pourtant pas sujet aux hallucinations, le Benigno Reyes, mais tandis qu’à sa droite et à sa gauche, devant lui et derrière lui, glissaient ou voletaient des luisances vivement mordorées sur de hideux flots couleur de purée de pois, le sol de sa vallée natale de La Orotava se substituait aux vagues :

Et il n’avait plus du tout nolisé une barque, mais bien un « carro », une charrette canarienne traînée par trois mules. Il se moquait bien de toutes les compagnies de navigation du monde entier puisqu’il revenait d’une « paranda », d’une petite fête organisée entre amis dans la « fonda » de Carmen Gonzalez, près du bourg de La Victoria ! — Il était charmant, ce petit hôtel de campagne niché dans les palmas canarienses[1] trapues, aux pennes drues et luisantes, — avec son escalier extérieur tout enguirlandé de bignonias aux fleurs de corail ambré, couvert d’un toit léger d’autres enredaderas lilas et blanches : Mais on y avait fait une

  1. canarienes ?