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et noir du bloc-calendrier d’où il avait, comme toujours, arraché un feuillet la veille au soir après la dernière cigarette, à la minute où il allait éteindre sa bougie et se couler dans ses draps :

« Espèce d’animal, grommela-t-il, puisque tu as été capable de te souvenir de la date à laquelle tu prends tes années, comment n’as-tu pas eu l’instinct de te dire que le jour suivant, le 15, était jour de paquebot ? Et tu te crois un commerçant ! Il est vrai que pour le courrier que tu as à expédier cette fois… Pleine morte-saison !… »

Après s’être fâché, il s’égaya, clignant de l’œil malignement du côté de l’horizon, — la fenêtre rouverte, avec tendresse, cette fois, — et murmurant d’un air bonhomme :

« Eh ! eh ! on va se la souhaiter, sa petite fête ! Quelle ressource que ces capharnaüms de paquebots ! Il y a de tout à bord ! De tout ?… Enfin c’est déjà bien gentil, ce qu’il y a !… »

Il avait raison de reprendre sa bonne humeur : C’était un gros événement — et un événement agréable — que l’arrivée des steamers qui, deux fois par mois, l’un remontant de Valparaiso et escales, l’autre descendant de Panama en touchant à tous les ports de la côte, venaient visiter la gracieuse et plaisante rade foraine de Toboadongo : Tout le littoral, d’Esmeraldas à Lota, et plus spécialement l’interminable région rousse et maudite comprise entre les Chinchas et La Caldera comptait les jours et même les heures à partir des sorties jusqu’aux entrées des bienheureux vapeurs. Toute la population saurée par le soleil et rongée par l’ennui des Tarapacas et des Atacamas sortait de sa léthargie dès que l’un des « Inca and Patagonians » était signalé. Ceux, surtout, des célibataires « à leur aise », hijos del pais ou étrangers dont les piastres avaient besoin de changer d’air, se distinguaient par leurs allures frétillantes et leur rage un peu comique d’aller canoter sur rade à la rencontre du paquebot.

Lassés des eaux-de-vie du Pérou, des nourritures invraisemblables ingérées pendant quinze jours et — disons-le aussi — des rares maritones indiennes dont la laideur n’eût pas préservé de leurs entreprises la très relative vertu, ils ne mettaient pas des heures à prendre le « Patagon » à l’abordage. Car chacun des vapeurs de cette ligne maritime qui desservait la longue, longue côte occidentale du Sud-Amérique était, — pour la plus grande indignation des passagères bourgeoises perspicaces, pour le plus intense dégoût des capitaines et officiers et pour la plus complète joie du riche Conseil d’administration de la Compagnie, — à la fois un restaurant flottant, un café, un magasin et une sorte d’assez convenable bateau de fleurs :