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venait, — sinon très joyeux, du moins insensible aux horreurs ambiantes : n’avait-il pas conquis une « situation » inespérée ? Sa minuscule tire-lire s’était muée en coffre-fort de taille moyenne et, s’il pouvait un jour « faire rentrer » ce qu’on lui devait, ne lui deviendrait-il pas loisible de regagner son archipel dans une bonne cabine de paquebot, d’aller redorer la vieillesse de ses parents et s’installer dans une petite finca payée de ses cuartos, à l’ombre des dattiers et des pêchers-durazneros ?

Mais ce matin-là il venait de se rappeler qu’il avait atteint ses quarante ans dans la nuit, « en tenant compte de la différence des longitudes » (il était l’un des rares Canariens qui sussent le jour et l’heure de leur naissance). — Et tout à coup il était pris d’une colère froide mais féroce contre sa destinée : avait-il jamais vraiment joui d’un seul des rares bonheurs de la vie ? Il s’était toujours vu travaillant et travaillant encore, sans autres plaisirs que les plus grossiers, dépourvu de toute réelle affection. À peine avait-il eu le temps de connaître les beaux, les fameux rêves de jeunesse ; et lequel de ces rêves s’était réalisé ? — Oui, il possédait quatre sous, — c’était entendu ! Mais après ? Avait-il eu jamais la chance de s’amuser une fois pleinement, franchement, comme on prétendait que tant d’idiots qui ne le valaient pas arrivaient à faire avec conscience et régularité ? Avait-il rencontré une seule femme qui l’eût aimé ? Que savait-il des joies sentimentales ou intellectuelles ou de quelque joie que ce fût, du reste ? Ah ! la belle vie que la sienne ! — D’abord l’errance forcée, alors qu’il était de goûts sédentaires, et l’errance avec tout un cortège de misères, de mauvaises fièvres, de privations : puis la prospérité à Toboadongo, dans un milieu de crétins, d’avachis ou de filous tolérés incapables d’une idée qui ne se pût monnayer, dans un décor de masures croulantes peuplées d’êtres de cauchemar, sous les rutilances d’un soleil splendide qui n’illuminait qu’un funèbre et infect paysage couleur de guano !

Reyes quitta la fenêtre, qu’il referma d’un coup de pied, — brutalité inconcevable de la part de ce flegmatique : Eh ! tant pis ! Il ne casserait toujours pas de carreaux puisque, dans ce divin pays, on remplaçait les « cristales » par des jalousies à lamelles de bois mobiles manoeuvrées par un jeu de ficelles et de clous ! Il eut envie de se recoucher, d’annihiler pour des semaines, en tenant les yeux fermés, « esta porqueria de Chile » [1].

Mais comme il regagnait son lit (son « catre » à sommier de peau de bœuf), son regard fut attiré par le petit rectangle blanc

  1. Cette cochonnerie de Chili.