de La Orotava, dans L’île de Ténériffe, généralement un peu plus imaginatif et réfléchi qu’une mule de son pays natal. Du moment qu’il gagnait sa vie, le milieu ne lui importait guère et avant de se fixer à Toboadongo il avait déjà pérégriné quelque peu à la recherche, — non point d’une « position » lucrative, — mais tout simplement de maigres gages permettant des festins de soupe et de gofio [1], plus le luxe d’une très petite tire-lire. Ses passages sur les bateaux, il les avait toujours payés en travail :
Fils de bourgeois ruinés, pourvu d’une instruction décente, il s’était vu obligé de se faire ouvrier pour vivre et d’émigrer en conséquence, — la furibonde vanité de ses parents ne l’ayant jamais autorisé à exercer une « profession vile » sur le sol qu’ils daignaient fouler. Successivement scieur de long, puis trieur de tabacs aux environs de La Havane, plâtrier à Caracas, chauffeur sur la voie ferrée de Colon à Panama et charpentier à bord d’une goélette équatorienne, il avait été débarqué sans une perra chica [2] à Toboadongo par le capitaine Yrrigoyenechea du port de Guayaquil, le vilain soir où ce navigateur, plus ivre qu’à l’ordinaire, s’était aperçu que la présence d’un marin étranger déshonorait la vieille carcasse de son navire.
Et dans l’atroce bourgade chilienne la chance souriait enfin à Benigno Reyes : de garçon d’auberge il devenait commis de négociant, plus tard négociant lui-même et spéculait aujourd’hui sur les nitres sans trop de maladresse.
Sa petite maison était l’une des demeures confortables de Toboadongo, — tout est relatif ; — il figurait sur la liste des trois membres de la Chambre de Commerce locale et pouvait rémunérer les services d’une vieille bonne indienne et d’une espèce de vacher cuivré, à face patibulaire qui pansait un cheval poussif que l’on sortait le moins possible et « faisait les commissions » ou pour mieux dire se traînait lentement d’une boutique de fournisseur à une autre, se vautrant des heures le long du premier mur venu.
Ses quelques amis buvaient parfois chez lui de la bière « hambourgeoise » fabriquée à New-York et y fumaient aux grands jours des puros de La Havane importés de Huanuco. On avait vu sur sa table, un soir de réveillon, ces choses invraisemblables : une boîte de galantine, la seule qui fût jamais parvenue jusqu’aux rivages de Tarapaca (sans doute à la suite d’une erreur), des fruits confits et une douzaine de harengs saurs !
Aussi Benigno Reyes prenait-il, de coutume, la vie comme elle