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Le Vieux et la Vieille, immobiles dans leur chambre, interrogeaient les quatre coins de l’horizon, étudiaient les probabilités, se recueillaient avant de se mettre en campagne. À soixante-quatre ans ils bâtissaient leur vie sur un terrain nouveau, sur un terrain mobile et, tremblants eux-mêmes, à sentir trembler le sol sous leurs pieds, ils s’attendaient à tout : au vertige, à la chute, à l’engloutissement. Ils se rapprochèrent davantage, apprirent qu’ils étaient l’homme et la femme, la chair de la chair, deux corps sous un même toit. Jusqu’à ce jour il avait été le forgeron qui frappe et le maître qui commande. Il avait les bras levés, on lui préparait les repas à son heure, il mangeait à sa guise. Jusqu’à ce jour… Il comprit la vie des femmes, l’histoire des jupes minces et des vieux caracos, l’organisation d’un ménage, le geste des mains qui rassemblent et ordonnent. Dans son crâne dur, sans la connaître, il comprit la parole de l’Évangile : « Que l’homme, donc, ne sépare point ce que Dieu a uni ! » Car c’est quelque chose qu’on ignore et qui fait cette unité, de la femme et son homme, de la Vieille et son Vieux. Elle se lavait le visage, se peignait, mettait un bonnet propre, partait et allait voir les dames. C’était une femme bête et qui ne se rendait pas compte. Elle faisait cela simplement, mais lui, lorsqu’il la supposait arrivée dans une maison, sur sa chaise assis, la tête basse et les mains entre les jambes, rougissait en pensant aux paroles qu’elle prononçait. On la recevait debout, dans la cuisine. Les dames sont toujours pressées. Elles l’écoutaient, puis disaient : « Bien, bien, ma mère Perdrix ! » Elles avaient des voix douces de dames et un langage assuré, parce qu’avec leur argent elles étaient habituées à tout voir marcher à leur guise. Une d’elles lui donna, pour l’hiver, un pardessus presque neuf qui n’allait pas à son mari. Les dames du château, qui étaient très charitables et qui, chaque samedi, donnaient deux sous et quelquefois du vin à toutes les femmes du bureau de bienfaisance, l’engagèrent à venir souvent les voir.

Mais le Vieux racontait plus tard :

— J’ai bien peiné à m’habituer à ces choses. J’ai eu d’abord envie de me pendre. Je me disais : Ça vaut mieux que de faire la misère. Mais c’est à cause de mes enfants.