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moralité », « perfidie », « déchristianisation », etc., autant de mots vides de sens, autant de sombres asiles de l’ignorance ou de la mauvaise foi. La moralité d’un être ne peut scientifiquement s’expliquer que par l’examen attentif et approfondi des conditions matérielles de sa vie

Et le reste est littérature.

Faut-il donc, en présence de l’anéantissement de toutes les forces et de toutes les joies de la femme ouvrière, recourir à la charité ?

Il existe en France, dispersés sur tous les points du territoire plus de deux mille ouvroirs tenus par des religieuses de différents ordres, dont la moitié travaillent aussi de leurs mains ; ces deux mille ouvroirs ont près de 80 000 élèves, qui toutes travaillent, « et si l’on veut admettre que nos religieuses qui sont au nombre de 100 000, travaillent de leurs mains, si l’on tient compte aussi de la multitude d’asiles et de pensionnats où le travail des doigts occupe plusieurs heures dans la journée, et où les articles sont vendus, on pourra conclure, sans exagération, que la production industrielle qui sort de toutes ces institutions représente le travail d’environ 150 000 personnes. » [1].

Ainsi, non seulement l’œuvre de la charité est impuissante, mais elle est nuisible et malfaisante. La femme indigente, recueillie par les bonnes âmes chrétiennes, concurrence la femme pauvre et fait baisser son salaire déjà si dérisoire ! « Presque tous les ouvroirs de province, dit M. Monnier, s’adonnent à des travaux de confection assez simples, pour le compte d’entrepreneurs. La chemiserie y occupe la place principale. » [2]

Jules Simon lui-même, quoique préoccupé d’atténuer l’importance de ces faits, écrivait :

« Tout en étant loyale (cette concurrence) elle est écrasante. Si nous prenons pour exemple la fabrication des chemises en gros, à l’heure qu’il est, sur cent douzaines de chemises qui entrent dans le commerce parisien, les couvents en ont cousu quatre-vingt douzaines. » [3]

On sait que le mouvement s’est accentué. Aujourd’hui des centaines de couvents travaillent au rabais pour le Louvre, le Bon-Marché, etc., avilissent de plus en plus les salaires féminins, accroissant ainsi la prostitution. La moralité engendre l’immoralité. Phénomène bien caractéristique de ce temps si fertile en contradictions ! Dieu lui-même exploite les pauvres.

En résumé, il ne faut pas considérer l’état d’ouvrières (pas plus du reste que celui d’ouvriers) comme un progrès.

La femme industrialisée est un accident fatal du régime capitaliste : il résulte de deux grandes causes principales : le bas prix de la main-d’œuvre féminine et la transformation mécanique du travail moderne. La femme comme l’homme et plus que l’homme est encore dominée par des forces qui rendent illusoire la liberté.

Henri Dagan
  1. Leroy-Beaulieu. — Travail des femmes, p. 377.
  2. Monnier. — Organisation du travail manuel des jeunes filles.
  3. Jules Simon. — L’Ouvrière, p. 172.