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Les aventures suivantes furent précipitées et chaque jour emportait un peu de la pile de gros sous. On se figure, là-bas, où l’on a un champ de pommes de terre derrière sa maison que cent francs comportent toutes les satisfactions du ventre et l’on en parle avec cette ignorance empâtée qui se nourrit des légumes de son jardin. Il lutta tout un mois, supprima le café au lait du matin, le veau piqué de midi, cuisina des potées de haricots où la cuiller se plantait comme un piquet dans la terre épaisse et donna à la soupe du soir un tel agrément de pain qu’elle se collait à l’estomac et le bourrait jusqu’à la garde. Il se condamnait lui-même, jamais rassasié, vieux gueulard, et grondait son appétit avec une colère d’homme insulté. Le poêle mangeait tout l’argent et, deux jours avant la paye de janvier, ils eurent du pain sec à tous les repas. Il s’essaya, un soir qu’il faisait moins froid, à laisser le feu mourir, mais au bout d’une heure le froid le prit par les pieds et les genoux, si bien qu’il se sentait devenir raide. Il fallut dépenser du papier et du bois pour le rallumer et c’est alors qu’il se traita de vieille bête parce qu’il n’aurait eu qu’à s’entortiller les jambes dans une couverture.

Jean ne s’apercevait de rien, chaque soir, lorsqu’il tournait la clé dans la serrure et qu’il rentrait mince. Il mangeait n’importe quoi, riait doucement, l’on eût dit que son estomac ne lui servait pas et qu’il jouissait des choses en ouvrant les yeux. Il possédait au cœur une source qui sortait avec des sentiments bleus et le baignait lui-même, son front était comme un pays avec coteaux et vallons. Le Vieux lui tint son discours, un soir, après la soupe, au temps de ses réflexions :

— Tu es trop bon, mon pauvre enfant : c’est comme ça que je te vois. Tu es si bon que personne n’aura peur de te faire de la peine. J’ai connu les méchants. On s’approchait d’eux comme les moutons d’un buisson d’épines et c’est pourquoi les méchants fileront la laine que tu portes. Tu as accepté des choses. Dame ! jamais personne ne les avait acceptées avant toi et tu l’as fait sans manières comme le Bon Dieu. Je me demande, puisque je dois partir un jour, si tu ne prendras pas d’autres malheurs à ton compte. Mais,