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traînant leurs calmes histoires sur le fonds blanc desquelles tout marquait à grands traits rouges. Paris ! Cela formait une appréhension circulaire, cent mille pensées qui n’osaient jaillir et touchaient autour d’elles d’un tout petit doigté de vieux les jours à venir, car le malheur grandit de toutes les espérances. Une fois, une voiture le rasait, une autre fois on lui rendait une pièce fausse, il y avait un tiroir enfoncé de la commode qu’ils ne purent ouvrir huit jours durant, le poêle ne savait ni chauffer la soupe ni gouverner son feu et le jour de la fenêtre par certains ciels bas se taisait aux vitres et mourait en tirant la langue.

On a beaucoup parlé de l’arrivée du jeune homme à Paris, qui monte sur la colline au matin, coudoyé par deux millions d’espérances, regarde à ses pieds le heurt de toutes les civilisations de France, le domine et sourit au massacre comme un capitaine de vingt ans. On a chanté les premiers pas du jeune étalon qui se rue sur cette maîtresse, la serre à pleins membres et jette le cri d’un créateur lançant un monde. On a dit l’espace autour du cœur, où vont des sentiments qu’on n’avait pas connus, et l’on a dit aussi la première conquête qui s’ajoute à vous-même et passe au sang comme une force encore.

C’était bien pire : il n’osait pas même remuer les jambes. Là-bas, il avait du moins la caisse au bois, l’armoire, un placard, une glace dont il ne se servait pas, mais qui pendait au mur comme un mobilier dépassant les besoins et il avait encore le grenier, la forge éteinte, la cour, cinq ou six lapins dont il flattait la tête et qui rabattaient les oreilles, et cet ensemble d’une vie déjà longue où chaque jour porte l’empreinte du jour passé et rattache l’âme humaine à sa maison. Il sentait les pas qu’il eût pu faire, celui-ci puis celui-là, dans la rue, auprès du banc, la possibilité des routes avec la brouette à fumier et les journées des journaliers au commencement de l’automne alors qu’ils faisaient halte au milieu d’un coup de pelle pour respirer cet air des campagnes qui semble s’arrêter au niveau des fronts. Il y avait aussi tous les hommes qu’on connaît, qui disent leur mot et auprès desquels l’esprit s’arrête et respire une pensée qu’il expérimenta pendant soixante ans. La paix et la vie