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Et ils s’avançaient encore. Pierre tendait ses deux poings en arrière.

— Retiens-moi ! Parce que sans ça je lui tape la figure.

— Ne me touche pas, disait Jean. Je m’en fous que tu sois mon père. Je te danserai sur la tête.

Il bondit sur son assiette.

— Ah ! tu me nourris ! Voilà ce que j’en fais !

Et il lançait l’assiette à terre comme un homme qui frappe un dieu. Une autre rage le prit encore au talon. Il donna un coup de pied à la table, en plein, pour chavirer la maison. Il y eut la bouteille, la casserole, les verres. Le verre de Pierre était un vieux verre qui datait d’avant son mariage. Il avait l’habitude de dire : « Mon verre, c’est ma pipe. Gare à moi, quand je le casserai ! » Jean s’en léchait les lèvres.

— Aaaah !… faisaient les femmes.

Il donna encore un coup, et chaque coup retentissait dans ses jambes, dans son dos, dans ses épaules, comme un bon soulagement qu’il fallait.

— Et puis ce n’est pas tout. Je fous le camp. Tu ne me nourriras plus, à présent. Au moins, si je crève, tu ne pourras pas dire que c’est de l’argent perdu.

Il possédait une grosse canne recourbée. Le Vieux les coupait dans les haies, leur faisait subir toute une préparation et vous les donnait avec cet air des pauvres qui se donnent eux-mêmes. Jean saisissait la canne de la main droite, son chapeau de la main gauche, ouvrait la porte et la claquait.

La grande route était d’abord droite, puis elle tournait, et ensuite il y avait une côte. En haut de la côte on apercevait le clocher de l’église, on faisait deux pas et c’était fini de la petite ville. Et c’était fini avec joie et chaque coup de talon battait comme un pouls, rythmait le sang du monde. Il marchait. Ses jambes étaient vivantes au jarret, son cœur allait les nourrir et sa canne semblait le levier qui soulève la Terre. L’air était un peu sec et plein d’un de ces bonheurs sérieux que l’on respire avec une liberté sans phrase. Il était une heure et demie, comme toujours il avait sa montre. Des forces inconnues bombaient les mus-