Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coi. On ne lui refusait pas la nourriture parce qu’on doit entretenir la santé, et Pierre Bousset qui avait connu la faim dans son enfance la sentait peser sur les autres et se souvenait des jours où un morceau de pain eût doublé sa vie. Assez souvent Marguerite, qui avait dix-huit ans, et dont l’estomac était capricieux comme une femme, ne voulait goûter à rien et faisait des façons de précieuse. On lui en mettait dans son assiette et il fallait qu’elle le mangeât sous l’œil de sa mère ou qu’elle consentît à ne plus être plainte lorsqu’elle avait mal à la tête. Le frère avait le défaut des dépensiers et était porté sur la pitance beaucoup plus que sur le pain. Son père lui en taillait de gros morceaux et à la fin du repas il y avait un reste, des croûtes inutiles, qui durcissent dans un coin du buffet et qu’on est obligé d’employer pour la soupe. Alors Jean gardait une extraordinaire attitude, à la fois raide et flexible, prévoyait les actions comme un gibier adroit et se tassait bien dans son gîte pour qu’aucun bout d’oreille n’en dépassât. Un peu plus tard, quand la mère avait versé le café dans les verres, c’était fini. Pierre Bousset retournait au travail, l’autre débarrassait la table, l’on pouvait laisser ses sentiments remonter, et considérer le monde en leur compagnie. Jean roulait sa cigarette, sans crainte, la mère était moins tenace, et elle avait beau dire : « C’est la bêtise des bêtises. Fumer ! Prendre son argent pour l’envoyer en l’air. »

Ils déjeunaient vers midi un quart et parfois Jean s’était attardé sur le banc. On décida qu’on ne l’attendrait plus parce qu’il n’y avait rien de mieux que d’être à l’heure et que, rôder pour rôder, il devait comme les autres faire figure à la maison. On le considérait comme un mouton perdu, comme une oie qui peut être à la fourrière et dont on ne s’occupe qu’au moment du coucher.

— Tu n’es donc même pas capable de te renserrer ?

Et on lui montrait sa part qui refroidissait dans le plat. Cela arrivait surtout à propos d’une pensée, et Jean s’exerçait à ne pas éveiller leurs pensées. Il avait des docilités de bon fils et disait en lui-même : « Oui, maman ! Oui, papa ! » Tout simplement il prononçait ces paroles, comme si l’ombre même d’un désir eût éveillé un orage. À certains