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publics, les provocations à la rébellion et à l’outrage sont fréquentes de la part de la chiourme, et conséquemment les comparutions devant le conseil de guerre. La moindre faute contre la discipline y conduit, et il n’est pas rare de voir des hommes de vingt-cinq ans à peine, dont le nombre total des années à passer dans un atelier de travaux publics, à la suite de comparutions successives devant le conseil de guerre, dépasse un demi-siècle. J’ai connu un garçon de vingt-sept ans pour qui ce total s’élevait à cent vingt-trois années.

On admettra donc facilement que le désespoir s’empare alors de ces malheureux, de ces innocents — oui, de ces innocents — dont la vie sacrifiée ne sera plus maintenant, jusqu’à la fin, qu’une longue suite de tortures et d’humiliations. Lorsque se sont accumulées de la sorte les années de travaux publics, il n’est plus pour ces hommes qu’une seule expectative : celle de fuir, par des procédés quelconques, le bagne odieux. L’évasion est un de ceux-là — mais si difficile, si périlleuse, si impossible, presque, à moins d’extraordinaires circonstances propices ! Aussi, voici pour échapper aux bourreaux le procédé le plus habituellement employé : C’est parmi les désespérés des ateliers de travaux publics que s’est accréditée la légende que le régime imposé aux travaux forcés était enviable au prix des traitements subis dans les ateliers de travaux publics. L’analogie des dénominations de ces peines incite naturellement à la comparaison. Il m’est arrivé souvent à moi-même, alors que les colonnes dont je faisais partie rencontraient quelque convoi de ces misérables, et qu’à l’étape je me retrouvais le soir avec eux, d’entendre de leur bouche, à ce sujet, les récits les plus invraisemblables, issus d’imaginations talonnées par la souffrance et par la faim. Mais ceux-là seuls qui, la faim aux entrailles et le désespoir au cœur, loin des affections à jamais perdues, sous le seul fouet cruel du chaouch impitoyable durent se soumettre quand même aux labeurs cruels qui tuent les corps et vident les âmes, peuvent comprendre. Peu à peu, la vision de la chaîne plus douce, de la souffrance atténuée, s’infiltre, s’incruste, s’impose. Le changement de bagne apparaît à cette heure la propice évasion, et on ne tarde pas à rechercher les moyens qui le feront obtenir. Ces moyens sont élémentaires : le catalogue pénal les énumère tout au long. Il n’y a qu’à choisir. Mais, à vrai dire, l’idée du crime ou de l’infamie répugne à ces hommes — braves gens, tous — dont le seul crime, jusqu’ici, fut de n’avoir point su baisser la tête sous l’insulte et plier les reins sous les coups. Ils ont trouvé un moyen terme. Le code de justice militaire punit de « mort avec dégradation » le fait d’incendie d’édifices, d’ouvrages ou bâtiments militaires ; cependant, cette peine peut être réduite aux travaux forcés à temps en cas de circonstances atténuantes. Or, on le sait, en matière de crime, l’intention dûment prouvée vaut le fait, la tentative est punie comme le crime lui-même. Donc, en pareil cas, le simulacre suffira, et l’insignifiance du dégât assurera au coupable le bénéfice des circonstances atténuantes, c’est-à-dire les travaux forcés, le but, — le rêve. Et alors, voici ce qu’ont imaginé ces hommes, qui n’ont plus, pour fuir leurs bourreaux, que