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les conseils de guerre et la justice militaire
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emportait ainsi de la compagnie toute une collection de pedottes et de menottes, et qu’il satisfaisait à loisir sur sa femme et sur ses propres enfants ses instincts de tortionnaire. Mais l’affaire fut étouffée. L’autorité militaire fit rapatrier en Corse les enfants et la femme de L…, et celui-ci fut envoyé dans le sud, où il prit le commandement du détachement de disciplinaires d’El Oued.

Quelques mois après cet événement, le capitaine de la compagnie rendit compte au général commandant la subdivision de Batna qu’il venait de faire expédier au détachement d’El Oued un certain nombre de sacs de pommes de terre destinées à l’ordinaire des hommes de ce détachement. Une semaine plus tard, le général de subdivision arrivait inopinément au camp d’El Oued, à l’heure, précisément, où le cuisinier du détachement préparait le repas du matin. Le camp d’El Oued avait été dénommé par les disciplinaires le Camp de la Faim et, autrefois, deux disciplinaires de ce détachement avaient été traduits devant le conseil guerre de Constantine pour avoir dérobé un chameau aux Sokhars d’un convoi de ravitaillement et l’avoir tué derrière une dune afin d’en consommer la viande avec leurs camarades[1].

Or, le général, qu’avait frappé l’état de délabrement extrême des hommes de ce camp, s’étonna de la faible quantité de vivres remis au cuisinier pour la confection du repas et, en particulier de l’absence de ces pommes de terre dont le capitaine lui avait précédemment annoncé l’envoi ; il pria L… de lui présenter les cahiers de comptabilité d’ordinaire du détachement. L… s’excusa, disant que peu habitué à la vie au camp, il n’avait pas su rationner rigoureusement ses hommes et que les vivres du dernier convoi étaient épuisés ; quant à ses livres d’ordinaire, il affirma les avoir envoyés au dépôt de la compagnie, à Biskra, aux fins de vérification, comme il devait le faire tous les mois. Cela parut très invraisemblable au grand chef qui, pour en voir le cœur net, s’adressa aux hommes eux-mêmes. Ceux-ci, par crainte, sans doute, de trop cruelles représailles, n’osèrent pas formuler de plaintes trop précises sur l’insuffisance de la nourriture, mais ils avouèrent n’avoir jamais mangé de pommes de terre depuis leur arrivée au détachement. En toute hâte, le général qui maintenant savait à quoi s’en tenir, s’en revint à Biskra et donna l’ordre au capitaine de rappeler immédiatement le sergent L…, de le mettre en prison et d’établir contre lui une plainte en conseil de guerre pour vol au préjudice de l’ordinaire de ses hommes. Huit jours après, L…, remplacé à El Oued par un autre sergent, revenait à Biskra où… il reprenait simplement le commandement de l’escouade qu’il

  1. J’ai vu moi-même, dans le détachement commandé aux environs de Laghouat par le sergent Amadei, des disciplinaires de la 4e compagnie de discipline se disputer les restes d’un mouton à moitié rongé par les chacals qui l’avaient dérobé pendant la nuit. Ces mêmes disciplinaires s’échappaient chaque nuit de leurs tentes pour venir jusqu’à Laghouat où ils pénétraient furtivement dans les casernes du quartier Margueritte, et cherchaient leur pâture dans les baquets d’eaux grasses déposés à la porte des cuisines. J’ai parlé, en un précédent article, de ces soldats du camp de Hassi-Inifel, qui suppléaient au manque de nourriture à l’aide de pâtées ravies au cochon qu’élevait le capitaine Lallemant commandant le détachement de Hassi-Inifel.