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ou dans des camps situés à proximité de ces établissements, avec l’approbation[1] des autorités supérieures, — les mêmes autorités qui auraient la surveillance des compagnies de discipline dans le cas où celles-ci, ainsi qu’actuellement les établissements de détention militaire, seraient rapprochées du littoral. La seule réforme possible, c’est la définitive suppression de ces bagnes.

Il y aurait une étude à faire de l’état d’âme des sous-officiers bourreaux. Contrairement à ce que disait le ministre de la guerre, on expliquerait mal leurs brutalités et leurs sauvageries par « un affolement résultant de la responsabilité d’un commandement particulièrement difficile et délicat ». De ces brutalités et de ces sauvageries, j’ai déjà rapporté en de précédents articles, maints exemples appuyés de témoignages nombreux. Je doute qu’il soit possible de les attribuer à un affolement ou à un manque de sang-froid devant les responsabilités encourues. Ces responsabilités, sont plus fictives que réelles, et c’est peut-être là le pire étonnement, pour un observateur capable d’attention, de rencontrer dans les établissements pénitentiaires et disciplinaires — à quelques exceptions près, au lieu de l’armée d’indisciplinés farouches, de révoltés irréductibles, fiers et rebelles à toute soumission que l’on avait évoqués, un servile troupeau de gens prêts à toutes les concessions, mûrs pour tous les servages, d’inconscientes bêtes toujours et humblement courbées sous le joug, aux reins dociles sous l’aiguillon. Et cela simplifie singulièrement la tâche de la chiourme dont les actes de brutalité sont, au contraire, froidement préparés, exécutés en toute sécurité avec de délicats raffinements, avec une habileté dans l’art de faire souffrir qui confondrait les plus perverses imaginations. Sans doute, ce besoin de faire souffrir est-il inhérent aux fonctions spéciales de la justice militaire ; peut-être même, les ataviques prédispositions mauvaises se réveillent en ces milieux, et les cruautés dont nous nous indignons se trouveraient expliquées par ces paroles du ministre de la guerre — les seules à retenir : « Il y a en eux de l’homme primitif, du sauvage… », et par cette phrase d’un philosophe contemporain : « Réunissez et groupez en silence l’obscurité, la victoire facile, l’infatuation monstrueuse, la

  1. Oui, la tacite approbation des autorités supérieures. Au mois de décembre dernier, à la suite d’un article que j’avais publié dans La revue blanche du 15 novembre précédent le ministre de la guerre s’était décidé à envoyer en Algérie le général Jourdy afin de procéder à une enquête sur le régime intérieur des corps disciplinaires et pénitentiaires. On devine ce qu’ont pu être les constatations de cet officier. Dans son rapport, il reconnaît cependant avoir remarqué quelques abus. « Mais, dit-il, ils ne semblent pas nécessiter une modification de principe : on doit même remarquer que les généraux commandant le 19e corps d’armée et la division de Tunisie, qui sont responsables de la tenue et de l’obéissance des corps disciplinaires, se plaignent plutôt de l’insuffisance des moyens de répression autorisés. » Or, ces moyens de répression, j’ai montré précédemment ce qu’ils étaient ; en même temps et parallèlement au général Jourdy, je faisais moi-même une enquête dans les corps disciplinaires et pénitentiaires d’Algérie, où j’étais allé tout exprès, et on a pu juger, par les faits très précis que j’ai apportés, si étaient insuffisants les moyens de répression actuellement en vigueur.