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où sont parqués les détenus employés par les moines. Là, j’ai vu, de mes propres yeux, dans une des baraques occupées par les détenus militaires, et dont l’entrée, surmontée d’une statue de saint, porte, dans l’imposte, la désignation « Salle Saint-Victor », un moine, assis devant un harmonium, faisant répéter aux détenus du camp les chants liturgiques de la proche solennité de Noël.

Les entrepreneurs locataires de cette main-d’œuvre militaire spéciale ont à leur charge les logements (baraques ou tentes) réservés aux détenus, aux sergents surveillants détachés par l’établissement militaire à qui est empruntée cette main-d’œuvre, et au détachement de tirailleurs indigènes préposé à la garde des condamnés.

Les tirailleurs de ces gardes partagent avec les sous-officiers de la justice militaire le droit absolu de vie et de mort sur les détenus, et les assassinats commis par ces indigènes dans les camps dont ils ont la garde sont des plus fréquents. Le moindre geste, la moindre parole, attribuables, en cas de posthume enquête, à un commencement de rébellion, le moindre pas fait en dehors des limites — fictives le plus souvent — du camp, peuvent être punis de mort aussitôt, sans autre forme de procès. À diverses reprises, j’ai assisté sur la terre d’Afrique à d’effroyables chasses à l’homme que dirigeaient des sous-officiers français. Mais si aisée à établir, la liste serait trop longue des crimes accomplis dans ces circonstances — crimes officiellement consacrés par la remise, aux indigènes assassins, des galons de soldat de 1re classe et des insignes réservés aux bons tireurs. C’est la revanche légitime du vaincu contre le roumi vainqueur. Ces dernières semaines, seulement, allongeraient sensiblement cette liste, et ce ne serait pas là — quoi qu’en put dire le ministre de la guerre[1] — le récit de faits éloignés ; le dernier qui me soit connu date de mars 1902 : deux condamnés de l’établissement militaire d’Orléansville furent tués dans la plaine de la Chiffa, aux environs d’Ameur el Aïn, par les tirailleurs indigènes qui les gardaient. J’ai rapporté précédemment de semblables meurtres et, entre autres, celui de ce détenu du pénitencier militaire de Bône qui, l’année dernière, au détachement d’Aïn-Beida, fut tué à bout portant par le tirailleur indigène de garde, en deçà des limites du camp, et dont le corps fut transporté ensuite en dehors de ces limites afin de faire croire à une tentative d’évasion. Trois hommes de ce détachement, Gélis, Cholet et William, ont assisté à ce meurtre et pourraient, au besoin, en témoigner.

Le ministre de la guerre peut se dispenser de tenir la promesse, qu’il a faite lors de l’interpellation J.-L. Breton, de rapprocher du

  1. Le 28 février dernier, à la séance de la Chambre des députés, en réponse au discours de M. J.-Louis Breton, député du Cher, qui venait de donner lecture de certains passages de mes articles sur les corps disciplinaires, le ministre de la guerre disait : « Il est certain que la plupart des faits racontés remontent à une époque déjà ancienne, et que des progrès sérieux ont été réalisés… » Or, la plupart des faits rapportés par M. J.-L. Breton, remontent à l’année dernière.