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officier. Or, les sous-officiers de Fort-Mac-Mahon vivent en « popote », et R… reçoit exclusivement les rations de l’ordinaire des hommes de troupe. Il ne doit donc point prélever sur ces rations celles des sous-officiers, versées, lors de chaque distribution, au cuisinier de leur popote ; et il refuse à l’homme de corvée le café demandé par le sergent-major. Quelques instants après, celui-ci arrive devant R… qui, malgré les prières puis les injonctions du sous-officier, persiste à ne point vouloir frustrer ses camarades d’une part quelconque de leur ration de café. « Puisqu’il en est ainsi, dit le sergent-major à R…, je vais te relever de tes fonctions de cuisinier, et te faire ficeler comme un boudin ; puis je te laisserai là, au soleil, jusqu’à ce que tu pisses le sang ou que tu en crèves. » R… est fixé sur les cruautés du sergent-major ; là-bas, devant la tente de ce gradé, huit hommes déjà, sous des tombeaux, râlent à la crapaudine, le bâillon aux dents. Quatre autres, récemment, sont morts des souffrances endurées. Mais R… est bien décidé à ne pas se laisser traiter de la sorte. « Vous me ferez relever de mes fonctions de cuisinier, dit-il au sergent-major, si tel est votre bon plaisir, mais vous ne m’attacherez point. — Nous verrons bien », répond le sous-officier. Et il va à sa tente chercher des cordes et un bâillon ; il appelle à son aide des sergents et des caporaux, et tous se dirigent vers R… Celui-ci n’hésite pas. Il bondit dans la direction des faisceaux de fusils alignés devant les tentes du camp, saisit une arme et se met sur la défensive. « Je brûle la cervelle au premier de vous qui m’approche, clame-t-il exaspéré ! » Les gradés hésitent, reculent, s’éloignent et disparaissent. Pourtant, l’exaspération du cuisinier est vite apaisée. Un caporal qu’a délégué le sergent-major vient engager R… à se calmer ; par d’onctueuses paroles il le décide à déposer son arme et à se rendre à merci. Les autres gradés qui n’attendaient que cette reddition se précipitent ; en un clin d’œil, R… est renversé ligoté, bâillonné, réduit à l’impuissance. Une plainte en conseil de guerre est établie contre lui pour « menaces envers un supérieur en dehors du service » ; et cinq mois et demi plus tard — cinq mois et demi de tortures physiques et morales — , il est traduit devant le conseil de guerre d’Alger. Ah ! je m’en souviens, l’affaire fut hâtivement menée, et il me serait aisé d’en donner, de mémoire, un sténographique compte-rendu. R…, que le président interrogeait, voulut s’expliquer, exposer les raisons de sa colère ; on l’interrompit : « Ces détails sont inutiles, et vous sortez de la question. Vous reconnaissez avoir mis en joue votre sergent-major avec un fusil armé ? — Oui, mon colonel. — Cela suffit. Qu’on amène le témoin ! » Le témoin — unique — , et plaignant tout à la fois, est le sergent-major. Son interrogatoire est aussi rapidement conduit que celui de R… Le réquisitoire du commandant Durand-Daubin, commissaire du gouvernement, suit, fait de quelques mots rapides, tranchants et brutaux. « L’exemple… La discipline menacée dans son essence même… Application de la loi… Article 224… » Puis la plaidoirie. Un tout jeune avocat d’office, sur un signe du colonel-président, se lève derrière l’accusé, soulève sa toque, s’incline et prononce simple-