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commissaire du gouvernement et d’un greffier. Un commissaire du gouvernement[1] faisant fonction de ministère public, un rapporteur et des substituts chargés de l’instruction, un greffier et des commis-greffiers sont attachés à chaque conseil de guerre.

Il semblerait que la justice militaire, par son essence même et pour la sauvegarde de la hiérarchie, eût assumé jalousement pour elle et pour ses juges toutes les garanties, alors qu’elle en dépourvoyait presque totalement l’accusé. Les jugements rendus par les conseils de guerre sont toujours sans appel, et la seule ressource du condamné militaire est de se pourvoir en révision, dans les vingt-quatre heures qui suivent le jugement. Cette ressource est minime. Le conseil de révision, qui opère hors de la présence de l’accusé, n’a pas à statuer sur les faits imputés à celui-ci et ne peut s’en préoccuper ; il n’a qu’à s’enquérir de l’accomplissement des formalités exigées par la loi, de la qualification légale du fait reconnu par les juges, et de l’application régulière de la peine.

Il serait intéressant de considérer avec quelle désinvolture est rendue la justice en ces prétoires des conseils de guerre — j’entends lorsqu’il s’agit d’un accusé vulgaire — ; et il y a tout lieu de regretter que les journaux ne consacrent pas une rubrique spéciale à ces tribunaux particuliers, et n’imposent pas en toutes circonstances aux juges militaires (puisque légalement ils peuvent le faire) le contrôle d’un de leurs reporters. On demeurerait confondu devant le nombre insoupçonné des pauvres garçons qu’une impatience d’un instant, un geste ou un mot, firent enfermer pour des années — quelques-uns pour la vie — au fond des geôles militaires.

Des faits, dont — volontairement ou non — je suivis, en Algérie, les phases jusqu’au dénouement, me reviennent en mémoire. J’en cite quelques-uns au hasard des souvenirs. Ils donneront une juste mesure de la valeur de cette justice. Ce n’est plus là le récit d’actes isolés de sous-officiers, de brutalités grossières de la chiourme ; ce sont des actes légaux, accomplis par des tribunaux réguliers, sanctionnés par la loi.

Un premier :

C’est d’abord le soldat R… de la 2e compagnie du 2e bataillon d’infanterie légère d’Afrique. R…, détaché avec sa compagnie à Fort-Mac-Mahon, dans l’extrême-sud algérien, remplissait en ce détachement les fonctions de cuisinier. Une après-midi, à l’heure qu’il prépare le café du réveil de méridienne, un homme de corvée envoyé par le sergent-major du détachement vient réclamer à R… un bidon de café pour ce sous-

  1. Les commissaires du gouvernement et les rapporteurs sont choisis parmi des officiers supérieurs en activité de service ou en retraite. Mais c’est parmi ceux de cette dernière catégorie qu’on les prend de préférence, et c’est aussi chez ceux-ci, il faut le reconnaître, qu’on rencontre le plus impitoyable acharnement contre les accusés. Il est pénible de voir au siège du ministère public ces vieillards impotents, que leur incapacité sénile a fait éloigner des services actifs, requérir la peine capitale contre l’adolescent plein de vie dont le seul crime fut, dans un moment de mauvaise humeur, de s’être redressé sous l’injure ou révolté contre l’injustice.