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poids et se heurtaient à tout dans la rue, car les pauvres sont faibles et rencontrent des murailles. Il venait, il était là, sonore et creux, comme une machine à traîner des sabots. Il ouvrait la porte. Il était sans assurance, comme un parent pauvre, et s’expliquait en entrant. On ne se fait pas, il s’en rendait compte. Il avait toujours peur de causer du dérangement.

— Je l’ai vu monter. Ça me trottait par la tête. Je me suis dit : Il n’y a pas là, il faut que j’aille voir ce qui est arrivé.

Puis il embrassait Jean avec un peu de déclamation, exagérant son amour pour se faire bien voir. On lui racontait tout et il disait déjà de François :

— Ce gars-là, je lui en veux. Il n’est pas content de se soûler, il faut encore qu’il invente des tas d’histoires.

Et il disait à Jean :

— Oh ! mon ami, tu es un petit bêta. Moi, je suis un vieux malheureux. Pourquoi t’en mêler ? Il faut laisser les malheureux pour ce qu’ils sont.

chapitre ii

Il y eut des temps pour le père Perdrix. Son chapeau s’abattit encore sur ses lunettes, avec des bords frangés, et son front de vieux loup s’évidait aux tempes et s’amaigrissait comme une idée de famine. Il s’asseyait sur son banc, pendant les étés successifs ; ses genoux lui servaient à appuyer ses coudes, sa tête était basse et ses yeux s’amusaient avec ses pieds. Il grattait le sol, d’un coin de son sabot, après quoi il le pilait à petits coups de semelle. Il faisait des rainures, de larges rainures pareilles à des sillons ; ensuite il s’essayait à les combler et cela formait des minutes, puis des quarts d’heure, puis des après-midi.

Les premières pentes de la misère, lorsqu’il y tomba, avaient talé ses fesses ; maintenant une vieille habitude les gardait lourdes et tassées, et le bois du banc, qui les comprimait, avait pris une amicale fermeté, une solidité de chose sûre. La misère n’est pas un état définitif et qui sente le