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coups de dents. Je suis parti comme eux. Ils baissaient la tête et pensaient. Moi, j’ai crié. Je me suis retourné et j’ai crié : « Merde ! »

— Ah bien ! par exemple, je ne m’attendais pas à celle-là, dit Pierre Bousset. On fait élever des enfants pour en faire des bourgeois, pour qu’ils travaillent un peu moins que vous. Ah ! nom de Dieu, va donc leur demander une place à ceux pour qui tu as perdu la tienne.

Autrefois, l’Univers semblait réel et solide et l’on n’avait qu’à tendre la main pour en toucher les bornes. On pensait : Encore quelques années, quelques années pour faire quelques efforts, après quoi nous pourrons nous reposer. Si le monde ensuite pouvait se figer, si les sentiments pouvaient se figer aussi dans nos cœurs, et notre vie se délimiter, avec tant de hauteur et tant de tour de poitrine. C’est à cela qu’on reconnaît le bonheur. Pierre Bousset disait à sa femme :

— Voilà ce que c’est. Tu te rappelles bien ce que disait madame Lartigaud, un jour où elle était soûle : « On fait instruire les enfants et ensuite ils vous crachent au nez. »

D’ailleurs, le chocolat était prêt et la mère l’apportait dans un bol, avec du pain grillé.

— Tiens, regarde. Si tu n’as pas assez de pain, je t’en ferai griller encore.

Jean mangeait, ayant vingt-deux ans, et gardant de son voyage du matin une secousse de wagon, de voiture et de grand air. Il avait connu le chocolat, aux beaux dimanches de son enfance ; dans son estomac descendaient les cloches fraîches, les nappes blanches, la communion de l’autel, et ses douze ans passaient avec des récits. Il y a de bons aliments, qui viennent d’autrefois et qui guérissent les cœurs malades. Le père disait :

— Je ne sais pas comment il peut manger. Moi, les bouchées me resteraient dans le cou.

Ensuite on ne causa plus guère. Pierre Bousset était assis, ses grosses mains sur ses genoux posées, gardant une attitude étonnante et sans équilibre, comme une idée qui fait mal et ne peut pas durer. La mère continuait à frotter les meubles, en vieille machine dont les pas semblaient un