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tôt un bonheur total. L’oncle était un vieux célibataire accouplé avec sa bonne et que ravageait la goutte. Monsieur Edmond renversa la fille de la bonne dès qu’elle eut seize ans et, pour goûter tous les plaisirs à la fois, s’enferma avec elle, le soir, mangeant et buvant. Il en résulta deux enfants, Paul et Georgette qui lui ressemblèrent et il en résulta encore que Marie-Louise voulut connaître le plaisir jusqu’au bout et but tout le jour en attendant Monsieur Edmond. Il eut bientôt la goutte qui, comme il le disait lui-même, était traditionnelle dans sa famille. Enfin Paul atteignit ses dix ans, il fallut l’envoyer au lycée et pour qu’il fût, ainsi que les autres, un fils de bourgeois, Monsieur Edmond épousa Marie-Louise malgré le vin blanc. Le temps passa, elle avait le visage tavelé de rouge, ne voyait pas les autres dames parce qu’elle n’était pas présentable et disait : « Ça m’est bien égal, je suis plus riche qu’elles. »

Monsieur Edmond s’assit dans la salle à manger où la table était dressée et tapa dans les sardines, en attendant les autres. Bientôt Paul et Georgette entrèrent : Bonjour, papa ! Bonjour papa ! Monsieur Edmond était toujours de bonne humeur à table : Allons, mes deux lapins, tapez dans le tas ! Madame Edmond n’apparaissait guère aux repas parce que la bouteille de vin blanc demeurait dans un placard de la cuisine où elle pouvait boire en marchant, en regardant, en ravaudant. Ses habitudes de bonne étaient restées dans sa peau comme une maladie de jeunesse.

On apporta les plats. Ils mangèrent les poissons et se partagèrent le bifteck, mais, à la fin, comme il en restait un morceau, Paul disait : À moi, papa ! et Georgette l’interrompait en criant : Non, papa, à moi ! Monsieur Edmond coupa le reste en trois, prit la plus grosse part et dit : « C’est ça, mes cochons, battez-vous pour la nourriture ! » Georgette, qui était habile, sauta sur l’assiette : Bien fait ! et ce malheureux Paul eut le dernier morceau, gros comme une noisette.

C’est alors que Marie-Louise apparut avec les pommes de terre au gratin. Monsieur Edmond enleva trois pleines cuillerées et s’arrêta en disant :

— Ce pauvre père Perdrix, je lui ai dit aujourd’hui de cesser le travail.