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élèves des Jésuites et que le peuple, qui n’y était cependant pas davantage préparé, les a suivis et a fait la Révolution. Voyez-vous, l’évolution suivra, malgré tous les efforts, son cours et ce qui la facilite surtout, c’est l’atmosphère intellectuelle créée par une élite.

« Zola, me dites vous, vous a déclaré que, comme philosophe, il était partisan de la liberté, mais que, homme social, il souhaitait ardemment la suppression absolue de tout enseignement chrétien. Je ne saurais être de son avis ; je n’admets pas un tel opportunisme.

« La vérité philosophique doit pouvoir s’appliquer à tout le monde ; je me refuse à la considérer comme une abstraction dont, seuls, peuvent jouir ceux qui possèdent une bibliothèque. Je suis donc pour la liberté la plus grande, dut-on parfois en souffrir. »

Cette conversation était rédigée, quand nous avons reçu de M. Carrière quelques lignes où son opinion se trouve confirmée. Les voici :

« La liberté de la pensée n’existe pas sans la faculté de l’exprimer et de la répandre. Ce qui est vrai philosophiquement est vrai socialement. Notre intérêt n’est jamais en désaccord réel avec la vérité. »

De Mme  Lucie Delarue-Mardrus :

J’ai été élevée par mes parents bien aimés non point dans un établissement laïque ou religieux, mais à la maison, alternativement dans des jardins, des bois, des prés, au bord de la mer normande ou à Saint-Germain-en-Laye dans un immense parc plein de fleurs, de fruits et d’animaux. Paris ne vint que plus tard, quand les impressions du premier âge avaient déjà accompli leur œuvre ineffaçable. Et encore je ne l’ai connu que l’hiver et au printemps, jamais en été…

J’ai grandi sans compagnes ni amies que mes cinq sœurs aînées, sans camarades que des chèvres, des agneaux, des chiens, des bêtes de basse-cour, des chevaux de labour. Il y eut aussi des vieux jardiniers et des vieux fermiers qui jouèrent un grand rôle dans la vie de notre enfance. Quant à l’instruction, elle nous fut donnée à bâtons rompus. Une institutrice par ci, un cours par là. Mais on nous laissait plutôt jouer entre nous, loin de toute surveillance. Et c’est ainsi que nous avons poussé, sauvages et libres, absolument ignorantes de ce qui se passe ordinairement dans l’existence des petites filles du monde.

J’attribue la ligne de toute ma vie à cette enfance pareille à une racine d’arbre en pleine terre. Je lui dois sans conteste le meilleur de moi-même, et ce bien inestimable d’aimer la nature, qui n’est, en somme, qu’un atavisme primordial non contrarié.

Je ne sais si c’est là ce qu’on appelle « la liberté de l’enseignement », étant peu rompue aux formules. Il me semble pourtant qu’il y a eu quelques revers à cette médaille bucolique. Car si j’ai pu, à un âge plus réfléchi lire et étudier tout ce qui attirait ma méditation, je dois avouer que je n’étais pas très « avancée », vers les douze ou treize ans, et que j’ai dû combler bien des lacunes pour arriver à constituer dans mon esprit le fond de savoir nécessaire à toute intelligence soucieuse d’elle-