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Si la majorité des gens n’était pas ainsi bâtie, aucun état ne resterait bien longtemps debout. Car c’est sur ceux-là qu’on s’appuie pour gouverner dans l’injustice inhérente à toutes les espèces d’institutions.

Il est donc fort compréhensible qu’un gouvernement soucieux de durer et de fixer son triomphe veuille utiliser ce troupeau à son profit.

Et comment peut-il le faire, si ce n’est en l’éduquant ? Autrement dit en lui inculquant dès l’enfance les notions qui lui sont chères ? en le convainquant qu’en dehors de lui il n’y a pas de salut ? en lui apprenant à aimer ce qu’il désire ? en lui communiquant ses goûts, ses passions et ses répugnances pour telle ou telle conception ? bref en l’habituant à le suivre en tout ?

Je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on agisse ainsi. Car, puisqu’il y sur la terre des hommes qui ne seront jamais que des esclaves, encore est-il préférable qu’ils le soient de nos vérités que des erreurs adversaires. Ils ne peuvent qu’y gagner, et nous aussi, nous qui voulons faire triompher des idées en contradiction avec celles qu’on professe dans les vieux catéchismes…

4° Le mot liberté, je le trouve, dans ce cas comme dans bien d’autres, d’un usage à la fois outré et fallacieux, attendu que pour qu’une société puisse subsister, il lui faut nécessairement exercer de l’oppression sur la partie de ses membres (par exemple les voleurs, les criminels, etc…), qu’elle juge capable de lui nuire. Il n’y a pas de raison pour qu’elle ne se préserve pas également des attentats invisibles d’une pensée hostile à son mécanisme et susceptible d’en arrêter le fonctionnement.

En principe, je préférerais néanmoins qu’il y eût liberté, et par conséquent que tous les hommes fussent aptes à faire par eux-mêmes l’examen désintéressé, plein et sérieux des idées sur lesquelles chacun d’eux est appelé à régler sa vie.

Mais serait-ce possible maintenant !

De M. Eugène Carrière :

M. Carrière nous parle d’une voix assourdie, d’une voix en mineur, singulièrement en harmonie avec son art.

« Dans les questions d’enseignement et d’éducation, comme en toutes choses, je suis partisan d’une liberté absolue. Je n’admets pas l’oppression d’où qu’elle vienne. Une loi restrictive de liberté pourrait d’ailleurs être, en l’espèce très dangereuse, car les gouvernements n’étant pas inamovibles, elle se retournerait peut-être, un jour, contre les rationalistes. Je suis en somme l’ennemi de toute révélation, de tout dogmatisme, philosophique aussi bien que religieux. J’ai du reste une juste méfiance de l’infaillibilité de l’homme et l’incertitude où je suis, moi-même, de posséder la vérité, me force à respecter l’opinion d’autrui.

« Vous me direz qu’un tel libéralisme, assez semblable, tout au moins comme résultat apparent, au laisser-faire, à l’indifférence, peut être nuisible et que les masses doivent être stimulées par l’éducation. Eh bien, je ne puis m’empêcher de songer que les Encyclopédistes furent les