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Dieu. Et c’est ainsi que la petite ville, au visage purifié, montrait des manières naïves, comme une femme trompeuse.

Perdues dans le temps, les heures pendaient au-dessus d’elle, de l’azur monotone, depuis le matin jusqu’au soir, et tombaient goutte à goutte dans les maisons où les besognes des métiers et celles des ménages occupaient la vie et semblaient la vie même. Une année on avait vu construire la mairie, ensuite la maison d’école des filles, plus tard on avait vu niveler le champ de foire. Il y avait dans chaque famille quelque date fameuse de mariage ou de décès, quelque achat ou quelque vente, quelque souvenir d’argent amassé. Parfois il venait de Paris une histoire du Petit Journal, un portrait du Président de la République ou des images d’Exposition qui vous faisaient comprendre qu’on est heureux d’être Français. Parfois encore, un souffle, comme il en passe dans les siècles, arrivait épaissi, mêlé, et pénétrant dans l’ordre des choses établi, soulevait quelque colère ou quelque crainte. Les hommes graves parlaient du socialisme et du partage des biens et disaient : « Si demain je partageais avec Martin-le-Frisé qui est un ivrogne, après-demain tout serait à refaire. » On se souvenait de Gambetta, on se rappelait que Victor-Hugo disait : « Je crois en Dieu, mais je n’aime pas les curés. » Et les Parisiens étaient des têtes brûlées et ces gars-là voudraient nous amener une révolution. On causait avec assurance, dans une atmosphère bornée où les paroles se renvoyaient leur propre écho et semblaient sortir du fond de la sagesse humaine.

Lorsque Boutron le chapelier eut sa dernière fille, au dîner du baptême, pendant que les femmes racontaient : « Et puis vous ne savez pas, on dit qu’il a… », les hommes tenaient des conversations sérieuses. Il y avait Blanchard l’épicier et Grados le sacristain, qu’on avait appelés pour le café. Boutron dit :

— Mon plus fort, c’est l’astronomie. Je connais le nom de toutes les étoiles du Temps.

Blanchard dit :

— Mon plus fort, c’est le calcul. Je fais des calculs de tête sans jamais me tromper d’un centime. Mais mon moins fort, c’est la géographie.