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d’épine ou quelque déchirure. Elle marchait à grands pas, se baissait, ramassait le pissenlit presque avec violence, gardant de la terre aux jointures de ses doigts. Elle se fit de vieilles mains rugueuses, de la couleur des champs, de l’épaisseur des mottes. Son caraco et sa jupe s’imprégnèrent d’un ton jaune et d’on ne sait quoi qui flottait et la confondait sur les chemins avec l’air de l’automne. Ce fut une besogne de bête au trot qui la tenait courbée longtemps et la ramenait chez elle, essoufflée, vers les trois heures. Elle versait tout dans l’eau, s’asseyait, triait son pissenlit ou son cresson. Le lendemain matin, elle promenait cela par la ville, entre sept et huit heures, entrait dans les maisons et, dans les premiers temps, elle fit bonne mesure pour avoir la clientèle. Il n’était pas rare qu’elle vendît jusqu’à dix et quinze sous.

Ils furent étonnés tous les deux de trouver tant de ressources et furent étonnés encore en regardant leur vie changée. L’ombre de leur maison s’éleva un peu, le ciel devint libre, sous lequel on put respirer. Il y avait pourtant des sentiments qui se compliquaient et revenaient vers eux en causant des ravages dans leurs vieux cœurs comme un coup de vent qui bouleverse les feuilles. La vieille ne s’en apercevait guère parce qu’elle marchait vite et que ses pas piétinaient ses pensées. Le Vieux se rappelait les choses du premier jour. Le petit Jean Bousset vint le voir : il venait d’être reçu à son école, pour devenir ingénieur. Il comprimait toute sa joie devant son oncle et n’osait pas penser à l’École Centrale en face de cette misère. Il avait des yeux bleus comme une petite fille et une mèche blonde sur son front. Il l’embrassa et il disait :

— Oh ! mon pauvre Vieux ! Oh ! mon pauvre vieux !

Le Vieux répondait :

— Mon petit, tu viens d’être reçu à ton école. Tu ne feras pas un vieux malheureux comme ton oncle.

La Vieille disait :

— Tant mieux, mon Jean ! Conduis-toi toujours bien. Tu vois ce que c’est que de ne pouvoir plus travailler à notre âge.

Ils l’embrassèrent tous les deux et, quand il fut parti, ils